PERPECTIVES AUSTRALIENNES DU MONDE EN 2025

Le 2 octobre 2025

Conférence présentée par Frances Cowell, économiste, ancienne gestionnaire de fonds d’investissements, consultant en relations internationales et géopolitique, administratrice de l’Institut du Pacifique


Nous nous apprêtons à voyager à l’autre bout du monde, dans un pays où le bas est le haut, la nuit est le jour, l’hiver est l’été, la bonne chance est une malchance et la malchance se révèle providentielle.

Pourquoi y aller ?

Nous voulons comprendre comment les Australiens perçoivent les bouleversements actuels des structures économiques et sécuritaires mondiales. Que signifient-ils pour l’Australie ?

Objectivement : que nous disent les chiffres ? À quel point l’Australie est-elle vulnérable aux perturbations « trumpiennes » ? Sur le plan économique, et sur le plan sécuritaire ?

Subjectivement : que pensent les Australiens ? Leur vision est-elle très différente de la nôtre en Europe ? À quel point sont-ils réalistes quant au monde et à leur place en son sein ? Quels idéaux leur sont chers ?

L’Australie est très, très loin

Quand nous parlons de l’autre côté de la planète, ce n’est pas une exagération. Voler de Paris à Sydney prend 23 heures — davantage encore en comptant les escales de ravitaillement. Traverser le continent, de Sydney à Perth, prend plus de cinq heures et implique trois fuseaux horaires. Visiter le voisin immédiat à Auckland demande trois heures et deux fuseaux horaires. Aller à Singapour, l’escale la plus fréquente, prend plus de huit heures, et la grande ville nord-américaine la plus proche, Los Angeles, est à près de 14 heures de vol.

Non seulement très loin, mais aussi immense

Après des heures à survoler l’océan Indien étincelant, on aperçoit la terre rouge du continent australien et l’on pourrait penser qu’on arrivera bientôt à Sydney. Mais non : six heures plus tard, on survole toujours cette terre rouge, à peine interrompue ici ou là par un lac salé. On est stupéfait de n’avoir quasiment vu aucun signe d’habitation.

Les chiffres confirment cette impression de vide. Avec ses 26 millions d’habitants répartis sur 7,7 millions de kilomètres carrés, l’Australie continentale est à peine plus petite que les 8,1 millions de kilomètres carrés des 48 États contigus des États-Unis, qui comptent une population quinze fois plus élevée. L’Union européenne (avec la Turquie et l’Ukraine) ne couvre que 6,2 millions de kilomètres carrés, mais abrite vingt fois plus de personnes que l’Australie.

Une terre aussi vaste avec si peu de population serait normalement pauvre. Mais non ! L’Australie, avec une population comparable à celle de la Corée du Nord, affiche une richesse — mesurée par le PIB — équivalente à celle de la Corée du Sud, qui compte 52 millions d’habitants. Chaque enfant, femme et homme australien est donc deux fois plus riche qu’un Coréen du Sud.

Comment l’Australie peut-elle être aussi riche ?

Une image contenant texte, affiche, Couverture de livre, roman

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

Bienvenue au « Lucky Country »

C’est le titre d’un livre publié en 1964 par l’auteur australien Donald Horne. Pour Horne, la richesse des Australiens n’est pas due à leur effort ou à leur ingéniosité, mais à la chance. Il déplorait leur manque de créativité et d’ambition, ainsi que leur désintérêt pour l’art et la tradition intellectuelle.

Pourtant, de nombreux Australiens ont pris l’expression au pied de la lettre, comme une affirmation de leur exceptionnalisme.

Ce que Horne écrivait il y a six décennies est-il encore vrai ?

Partie I — L’économie ouverte (et sa protection)

Comme à l’époque de Horne, et à l’instar d’autres petites économies, l’économie australienne dépend aujourd’hui fortement des exportations : 48 % de sa richesse provient de la vente de biens et services à l’étranger. Pour la Nouvelle-Zélande, la proportion est de 52 %, tandis que pour les grandes économies que sont les États-Unis et l’Union européenne, elle n’est respectivement que de 27 % et 22 %.

La richesse du sol

Mais qu’y a-t-il donc à vendre sur un territoire aussi vaste et aussi vide ?

Très simplement : les richesses du sol. Cette immensité de terre rouge que l’on met six heures à survoler est en grande partie du minerai de fer qui renferme des vastes gisements de charbon, de bauxite et d’autres matières premières. Sous les eaux bleu étincelant au large de ses côtes, les sous-sols recèlent d’immenses réserves de gaz naturel. 

Pas moins de 54 % des exportations australiennes sont des produits primaires, dont 29 % sont des produits transformés, incluant produits pharmaceutiques, vin et minerais raffinés, et 17 % sont des services, tels que l’éducation, le tourisme ou la propriété intellectuelle.

N’y aurait-il pas une forte exposition aux tarifs douaniers américains ?

Une image contenant texte, capture d’écran, diagramme, Police

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

Le marché de la terre

Cela dépend qui achète ces produits.

Ce sont les voisins asiatiques de l’Australie qui achètent 83 % de ses exportations. La Chine à elle seule en achète 38 %.

À titre de comparaison, les États-Unis n’en achètent que 5,4 %.

Lady Luck à la rescousse

Et que représentent ces 5,4 % achetés par les Etats-Unis ?

59 % sont des biens, a priori soumis à un tarif de 10 %. Mais 3 % de ces biens sont de l’or, que Trump exempte des tarifs : il semblerait que le président américain ne souhaite pas que les Américains thésaurisent de l’or. (Ils le font malgré tout — mais c’est une autre histoire.) Les 41 % restants sont des services, que Trump ignore, pour des raisons connues de lui seul — peut-être même pas.

On peut donc calculer l’effet monétaire total des tarifs trumpiens sur l’Australie comme suit :

5,4 % × 56 % × 10 % = 0,3 %

Multiplier cela par le 48 % que représentent les exportations dans le revenu national, et l’on obtient : 

pour 100 dollars de PIB australien, les tarifs trumpiens coûtent 0,15 dollar.

Oui, l’Australie est vulnérable aux restrictions commerciales.

Mais ses ressources naturelles et sa proximité avec les immenses marchés asiatiques diluent fortement son exposition aux tarifs américains.

L’effet principal des tarifs trumpiens sur l’Australie est donc indirect, via ses partenaires commerciaux plus vulnérables, notamment la Chine. Le commerce australien pourrait effectivement souffrir d’un ralentissement de la demande intérieure chinoise et, en conséquence, la demande chinoise pour les produits australiens. Mais pour l’instant, les Australiens peuvent hausser les épaules.

Ou presque, comme nous allons le voir.

Insécurité

Conscients de n’être qu’un territoire immense, faiblement peuplé et situé dans un voisinage potentiellement hostile, les Australiens ont instinctivement cherché un “protecteur” extérieur, traditionnellement « Mère Angleterre ».

En 1942, le Japon bombarde Darwin et pénètre brièvement dans le port de Sydney — confirmation brutale de cette vulnérabilité pressentie. (L’image évoquée ici montre un sous-marin japonais biplace capturé dans la baie de Sydney — le célèbre pont, le Harbour Bridge, s’y détache à l’arrière-plan.)

Les Australiens se tournent alors vers leur allié historique. Mais la Grande-Bretagne refuse d’aider : sa « protection » échoue précisément au moment où les forces australiennes se battent en Europe — pour protéger la Grande-Bretagne.

L’Australie se sent trahie et se tourne donc vers les États-Unis, dont elle dépend depuis lors. Mais Roosevelt exige un prix pour son aide, comme nous allons le voir.

Quatre protections. Un seul protecteur

L’Australie est « protégée » par quatre structures de sécurité, toutes centrées sur les États-Unis.

1. ANZUS — Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis (1951)

Un traité comparable à l’OTAN, qui déclare qu’une attaque armée contre un membre serait « dangereuse pour la paix et la sécurité de chacun » et que chaque signataire « agirait pour faire face au danger commun conformément à ses processus constitutionnels ».

Il exige que les parties maintiennent la capacité de résister à une attaque et se consultent sur toute question de sécurité dans le Pacifique.

Les Australiens considèrent ANZUS comme immuable : non pas qu’il soit infaillible, mais que son échec est impensable.

2. Le QUAD — Dialogue quadrilatéral sur la sécurité (Inde, Japon, États-Unis, Australie) — 2004

Principalement un pacte de sécurité maritime, né dans le contexte du tsunami qui a ravagé l’ouest de Sumatra.

3. AUKUS — Australie, Royaume-Uni, États-Unis — 2021

L’accord malheureux sur les sous-marins, destiné à « promouvoir un Indo-Pacifique libre, ouvert, sûr et stable ».

Jugé douteux dès le départ, AUKUS est pour nombre d’Australiens une source de vulnérabilité plutôt que de sécurité.

L’annonce, en juillet 2025, d’une révision américaine potentielle de l’accord a suscité des haussements d’épaules et des « on vous l’avait bien dit ». Certains y voient même une opportunité d’en sortir.

4. Five Eyes — Canada, Nouvelle-Zélande, Royaume-Uni, États-Unis, Australie — 1946

Principalement un accord de partage de renseignement, né à l’époque de la menace soviétique. Aujourd’hui, il sert surtout au suivi de la Chine. La position géographique unique de l’Australie en fait un membre indispensable.

Pine Gap, base d’écoute ultra-secrète américaine, demeure le cœur symbolique et stratégique de cette alliance — le « prix » exigé par Roosevelt en 1942.

Pour beaucoup, Pine Gap est la meilleure garantie de protection américaine.

L’isolement australien nourrit un profond sentiment de vulnérabilité.

Mais cette même position stratégique pourrait bien être son atout le plus déterminant.

Un signe très récent d’une possible évolution vers plus d’autonomie stratégique est l’accord signé en octobre 2025 avec la Papouasie-Nouvelle-Guinée, le plus grand des États insulaires du Pacifique dans l’environnement immédiat de l’Australie.

Partie II — Ce qui inquiète ?

Alors, que pensent les Australiens de Trump et de l’effet de ses politiques sur leur pays ?

Nous en avons interrogé certains. Nous soulignons que notre échantillon n’est pas représentatif de l’ensemble des Australiens : la plupart des personnes interrogées sont de la famille, des amis ou des relations professionnelles ; la majorité ont fait des études supérieures, sont déjà ou presque à la retraite, toutes sont politiquement modérées et vivent dans ou près de grandes villes.

Cinq grands thèmes ont émergé de ces conversations.

Marchés et démocratie

Tous les interlocuteurs, qu’ils soient très diplômés ou non, reconnaissent l’importance du libre-échange pour l’Australie et expriment leur dégoût face aux attaques trumpiennes contre celui-ci.

Bruce, instituteur à la retraite, déclare par exemple : « Les tarifs douaniers n’ont aucun sens. »

Les médias dominants reflètent cette position, avec le Premier ministre Anthony Albanese affirmant qu’il refuse d’imposer des contre-tarifs sur les exportations américaines, car cela ne ferait que pénaliser les consommateurs australiens.

« Nous avons été très clairs… Nous ne considérons pas cela comme l’acte d’un ami. »

L’ancien Premier ministre Paul Keating est encore plus direct :

« Les annonces de tarifs d’aujourd’hui modifient les paramètres géo-économiques du monde et, avec eux, les paramètres géostratégiques mondiaux. »

« Cette annonce sonne le glas effectif de l’OTAN — une rupture qui influencera toutes les autres alliances avec les États-Unis, y compris l’ANZUS avec l’Australie. »

« Ce sera un point de ralliement pour le Sud global. »

Des mots puissants, quand on connaît l’importance que les Australiens accordent à ANZUS.

Un rejet viscéral des atteintes à la démocratie

Encore plus forte est le rejet face à ce qui est perçu comme des attaques contre les institutions démocratiques.

Lynne s’étonne de « l’incompétence grotesque et de la corruption ».

Ophelia est horrifiée par « les restrictions à la liberté d’expression ; elle n’envisagerait même pas de se rendre aux États-Unis. »

Bev estime que ces attaques sont « désastreuses pour les États-Unis et pour le monde. »

Steven se demande « à partir de quel moment les Australiens devraient mettre leurs avoirs à l’abri d’un État totalitaire. »

Helga affirme avoir « commencé à regarder les étiquettes lors de ses achats. Si je peux acheter un produit comparable venant d’un autre pays que les États-Unis, alors je le ferai. »

« Notre système de santé publique est sacré »

La menace que ferait peser Trump sur le Pharmaceutical Benefits Scheme — le programme fédéral de 18 milliards de dollars qui plafonne le coût des médicaments essentiels pour les Australiens — ainsi que son affirmation selon laquelle les Australiens paieraient « trop peu » pour leurs médicaments, déclenchent l’indignation la plus vive.

Helga : « Je suis profondément choquée par les critiques américaines à l’encontre de notre système de santé. Je trouve cela vertigineux. »

Les Australiens peuvent hausser les épaules face aux tarifs douaniers — mais pas face à leur système de santé.

« Le bien triomphera »

Malgré tous les signes menaçants, les Australiens demeurent convaincus que le bien finira par triompher du mal. Mais plutôt que de prendre l’initiative pour protéger activement leurs intérêts, ils semblent espérer collectivement qu’une force extérieure interviendra.

Cette intervention pourrait prendre différentes formes :

les forces du marché, et la fuite des cerveaux qui finirait par affaiblir la prospérité des États-Unis ;

les institutions démocratiques américaines, les fameux checks and balances de la Constitution — le Congrès ou les tribunaux ;

ou encore une tierce puissance, qui empêcherait que le pire n’advienne.

Bruce espère par exemple : « qu’une coordination internationale agira pour contenir Trump. »

Réduction des risques (De-risking)

En même temps, le souvenir et la crainte persistante d’une trahison ou d’un abandon incitent les Australiens à réclamer une approche plus indépendante et plus diversifiée en matière de sécurité.

Steven reconnaît la nécessité de s’aligner sur une puissance plus forte, mais ne sait pas laquelle.

Jan estime que l’Australie devrait diversifier ses alliances, notamment vers l’Asie et l’Europe.

Bruce voit un signe positif dans une opportunité de renforcer les relations avec la Chine et les États du Pacifique.

Ken considère que l’Union européenne est un allié viable.

Les opinions sont particulièrement partagées concernant la Chine.

Le test décisif

Les opinions australiennes sur les politiques trumpiennes ont été mises à l’épreuve lors des élections générales du 3 mai 2025.

Le Premier ministre sortant, Anthony Albanese, très impopulaire, était largement pressenti pour perdre face au chef de l’opposition, Peter Dutton. Mais Dutton s’est rendu encore plus impopulaire qu’Albanese en affichant son alignement sur le président Trump.

Le résultat a été similaire, en plus spectaculaire, à celui de l’élection canadienne quelques semaines plus tôt : non seulement le Premier ministre impopulaire a conservé son poste — comme au Canada — mais Albanese a même augmenté sa majorité.

Peter Dutton a non seulement perdu l’élection, mais aussi son propre siège parlementaire.

Sans être menacés d’annexion forcée aux États-Unis, les Australiens se sont montrés encore plus anti-Trump que les Canadiens.

La somme des contradictions et paradoxes

Réalistes quant à leur dépendance au libre-échange, mais idéalistes quant à la valeur des institutions démocratiques, pragmatiques dès qu’il s’agit de leurs intérêts matériels immédiats — comme nous l’avons vu avec leur attachement au Pharmaceutical Benefits Scheme.

Une foi presque naïve dans l’idée que le bien triomphera du mal coexiste avec un réalisme stratégique sur la nécessité de diversifier les alliances, y compris vers des partenaires moins familiers ou même vers des voisins autrefois perçus comme hostiles.

Dans les urnes, les Australiens ont prouvé leur capacité à sanctionner fermement les dirigeants politiques qui trahissent leurs principes ou leurs intérêts.

À la fois fragiles et résilients ; faibles et forts.

Fragiles, parce qu’ils dépendent fortement du commerce international pour leur prospérité.

Résilients, parce qu’ils possèdent des ressources naturelles stratégiques, grandement convoitées par les marchés asiatiques.

Faibles, parce qu’ils sont éloignés de leurs alliés traditionnels et isolés dans une région potentiellement hostile.

Forts, parce que leur position géostratégique les rend indispensables aux puissants alliés actuels ou futurs.

Les Australiens sont idéalistes, profondément attachés aux principes démocratiques.

Et pourtant réalistes, conscients de la nécessité d’ajuster leurs alliances, y compris au prix d’un éloignement de partenaires historiques.

L’Australie est toujours chanceuse.

Le bas est toujours le haut.

La nuit est toujours le jour.

L’hiver est toujours l’été.

Et la malchance se transforme encore, immanquablement, en bonne fortune.