Birmanie : bilan de quatre années de guerre civile
Conférence présentée par Christian Lechervy, envoyé spécial pour la Birmanie en appui des efforts internationaux depuis juillet 2024, jeudi 3 avril 2025 à l’Institut du Pacifique.

NB : Nous parlerons ici de la Birmanie (et non du Myanmar) comme cela a été décidé par la commission de terminologie française[1].
La Birmanie, après avoir subi quatre années de conflits armés multiples, vient de connaître un tremblement de terre de magnitude 7,7, pour partie le long de l’axe du fleuve Irrawaddy, avec pour épicentre la province de Sagaing (ville éponyme de 300 000 habitants qui est aujourd’hui détruite à 80 %).
Les conséquences du tremblement de terre[2] du 28 mars 2025
On annonce 3 000 personnes décédées au 3 avril ; en réalité sans doute plus de 10 000, mais les estimations sont difficiles car toutes les communications (téléphone, internet) sont coupées, du fait de nombreuses répliques (environ 60 secousses sismiques supérieures à 4/5 sur l’échelle de Richter).
Les dommages sont immenses dans l’Etat Shan, du côté du lac Inle. La ville de Bagan a elle aussi été touchée. Dans la capitale (Naypyidaw), le Parlement, le ministère des Affaires étrangères, le ministère du Travail ont été très endommagés, ainsi que des résidences officielles.
Le tremblement de terre a eu lieu le 28 mars , lendemain de la « journée des forces armées » : certains ont interprété cela comme étant la manifestation des esprits qui se sont rebellés.
Actuellement moins de 300 Français sont résidents en Birmanie (10 fois moins qu’en 2019).
L’insurrection après le coup d’Etat du 1er février 2021, dans la plaine centrale, a débuté au printemps 2021 : « Révolution du printemps ». Les premières grèves sont parties des personnels du ministère de la Santé. De nouveaux groupes armés ont émergé ici, au cœur du pays bamar. La société a manifesté une opposition générale contre le gouvernement militaire. Celle-ci n’a pas réellement fléchi, et a même été revigorée par l’introduction de la conscription en février 2024.
Ceci s’est ajouté à l’opposition traditionnelle des ethnies périphériques. Aujourd’hui les principaux opposants sont les Bamars qui se sont alliés à des groupes ethniques armés Chins, Kachins, Karens, Karennis, Rakhines et Shans. Dans le nord, la jeunesse a pris les armes et a noué des accords avec les groupes dissidents qui les forment et leur fournissent des armes. Il s’agit, au travers de guérillas, de reconquérir des territoires perdus depuis des décennies, mais aussi de soutenir un projet politique plus global pour ne pas dire fédéral.
Depuis l’offensive de 2023, les territoires frontaliers sont contrôlés par l’opposition. Les guérillas, notamment ethniques, maîtrisent les grands lieux de passage. L’armée a reculé sur tous les fronts. Aujourd’hui elle ne contrôlerait que 30 à 40 % du territoire national. Les offensives viennent de toutes les zones frontalières vers le centre, les insurgés sont parfois à moins de 40 km de Rangoun.
Aujourd’hui, la Thaïlande et le Bangladesh vont-ils faciliter l’ouverture de « couloirs commerciaux » qui permettraient l’acheminement de l’aide à ces territoires qui sont les plus pauvres ?
La situation humanitaire était déjà dramatique depuis l’été 2021, avec environ 3,5 millions de déplacés intérieurs depuis le coup d’Etat. S’ajoutent en moyenne environ 70 000 déplacés par mois depuis l’automne dernier du fait des affrontements armés.
Les déplacés intérieurs ont été les premiers impactés par le tremblement de terre car souvent réfugiés dans les temples. De plus c’est le moment des examens bouddhiques et le 28 mars était aussi le dernier vendredi du Ramadan. D’où un grand nombre de victimes dans les lieux de culte.
La corruption dans le pays est omniprésente.
La situation économique et sociale du pays
La croissance pour 2024-2025 sera au mieux de 0 % alors qu’en 2019 elle était supérieure à 6 %. Cela fait de la Birmanie le mauvais élève de la région avec un constant appauvrissement : sur les 60 millions d’habitants, un Birman sur trois est en besoin d’assistance humanitaire.
Les destructions dues au tremblement de terre s’ajoutant à celles liées aux combats, ont endommagé toutes les zones touristiques, et il est impossible de faire redémarrer le tourisme.
Les jeunes sont prêts à tout pour partir : 70 000 réfugiés en Inde, 70 000 réfugiés au Bangladesh, 5 millions de Birmans vivent en Thaïlande (ce sont aussi les 2ème investisseurs immobiliers dans ce pays après les Chinois et devant les Russes).
La désobéissance civile a affaibli considérablement les capacités d’intervention de l’Etat, notamment dans le secteur de la santé et de l’éducation. Le fer de lance de la résistance est la santé avec des manifestations pacifiques, des grèves générales pour lutter contre le régime. La désobéissance civile concerne les deux tiers du ministère de la Santé et de l’Education. De nombreuses régions n’ont plus que des services de santé défaillants. Depuis février 2021, la Birmanie est revenue dans le top 10 des Etats avec le plus grand nombre d’enfants sans couverture vaccinale. Cela constitue un drame pour les 3,6 millions d’enfants nés depuis le coup d’Etat. Dans les hot spots de la guerre civile, près de 70 % des enfants n’ont pas été vaccinés ou l’ont été incomplètement. L’essentiel des efforts budgétaires de l’Etat sont mobilisés au profit des forces de sécurité.
Le gouvernement militaire a consacré l’essentiel de ses ressources à faire la guerre. L’armée à l’origine comptait 500 000 hommes ; aujourd’hui c’est plutôt 70 000 « combattants », alors que les groupes ethniques disposeraient de 150 000 soldats. Depuis l’automne 2023, l’armée recule sur tous les fronts malgré une conscription généralisée pour enrôler 5 000 personnes par mois, mais cette décision annoncée brutalement sans aucune préparation/explication, a conduit de nombreux jeunes à fuir malgré des frontières verrouillées sur terre et dans l’air. En réalité la conscription a nourri la guérilla, et les 3 000 jeunes environ qui entrent dans l’armée sont peu motivés.
Depuis 2021, les pratiques de corruption se sont à nouveau développées contrairement à la période où Aung San Su Kyi était au pouvoir. Les conditions de vie et l’organisation administrative du pays s’étaient améliorées, alors qu’aujourd’hui on revient aux pratiques anciennes.
Aung San Su Kyi est sans contact avec l’extérieur. Son aura dans le pays reste très importante. Les obstacles politico-juridiques qui l’ont empêchée d’accéder à la fonction présidentielle sont inchangés. Veuve d’un ressortissant britannique, elle ne peut accéder constitutionnellement aux fonctions de chef de l’Etat, une règle juridique faite pour la viser. A 80 ans en juin prochain, elle vit isolée en prison à Naypyidaw ; on dit qu’elle serait en bonne santé (une seule lettre échangée depuis deux ans); rien ne laisse présager qu’elle puisse être libérée très prochainement.
Ayant conquis le pouvoir en 2021 au nom de fraudes électorales, les généraux veulent organiser de nouveaux scrutins nationaux et provinciaux. Leur calendrier électoral prévoit des élections générales fin décembre 2025 – début janvier 2026, mais l’organisation des élections ne sera sans doute possible que sur 40 % du territoire.
De nombreux pays de la communauté internationale (dont la France) ont abaissé le niveau de leur représentation diplomatique, reconnaissant le pays, mais pas le régime installé dans la capitale. En revanche, le soutien des Russes est inconditionnel, Le Président Vladimir Poutine s’est entretenu par deux fois avec le Chef du régime militaire. Si la République populaire de Chine entretient elle aussi des relations étroites avec la junte, le Président Xi Jinping, lui, n’a pas reçu le général Min Aung Hlaing.
Les perspectives
Ces derniers jours, plusieurs cessez-le-feu ont été annoncés. L’opposition a été la première à le faire en renonçant à toute opération offensive jusqu’au 12 avril. La junte l’a proclamé jusqu’au 22 avril, officiellement également pour faciliter les secours aux victimes du tremblement de terre du 28 mars. Mais les bombardements par l’armée, y compris sur des cibles civiles, se sont poursuivis depuis, quotidiennement.
Reste à savoir maintenant si les énoncés pour aider les populations victimisées sont susceptibles de se prolonger dans le temps et de s’étendre au-delà des lieux frappés par les mouvements telluriques.
Retour sur le passé
Interrogations sur l’intérieur de l’appareil militaire : Pourquoi un coup d’Etat le 1er février 2021 ? Les élections du 8 novembre 2020 ont souligné, ô combien, Aung San Su Kyi jouissait d’une immense popularité dans le pays (contrairement au ressenti dans les pays occidentaux).
Moins de 15 jours après le passage du cyclone Nargis (2 mai 2008), la consultation référendaire de 2008 a endossé la constitution qui régit encore aujourd’hui la Birmanie. Si nombre de pouvoirs ont été conférés au Président de la République, le commandant-en-chef des services de défense a conservé des pouvoirs considérables, y compris avec une emprise sur le pouvoir exécutif. Il nomme les Ministres de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires frontalières. Mais il exerce également par délégation un pouvoir législatif puisqu’il désigne 25 % des parlementaires nationaux et provinciaux. Cela ne le prémunit pas pour autant de procédures judiciaires internationales, comme en témoignent celles qui ont été lancées contre lui par la Cour pénale internationale ou encore un tribunal de la capitale argentine.
L’armée est aussi un acteur économique très installé. Ses conglomérats interviennent depuis plusieurs décennies de l’agriculture à l’industrie en passant par les services.
Processus électoral
Il est l’objet de soutien ou de bienveillance chez un nombre limité de partenaires. Il peut s’ouvrir à des recompositions au sein de l’appareil militaire. Selon la constitution, il y a incompatibilité entre les fonctions de chef de l’Etat et de commandant en chef de l’armée. Du côté civil, une cinquantaine de formations politiques ont été agréées par les services électoraux de la junte, mais parmi eux, aucun des grands partis s’étant imposés dans les urnes en 2025 et en 2020, à l’image de la Ligne nationale pour la démocratie de Aung Sang Suu Kyi. Les élections ne seront donc « ni libres, ni transparentes » et les militaires vont préempter le choix des électeurs. A ce stade, ce n’est pas une voie crédible de sortie de crise.
La communauté internationale, notamment le Japon, les Philippines, la Malaisie (comme la France) n’ont plus d’ambassadeur sur place, mais seulement un chargé d’affaires, soulignant ainsi que si le pays est « reconnu », le régime en place ne l’est pas.
En avril 2021, le commandant-en-chef de l’armée a été invité par l’ASEAN, mais pas comme « un chef d’Etat ». Cinq points de consensus ont été proposés pour sortir de la crise, et acceptés à Djakarta, mais réfutés au retour par la junte. Au sommet suivant en novembre 2021, ni le ministre des Affaires étrangères, ni le chef de la junte n’ont été invités. Depuis cette date, pour les réunions des chefs d’Etat et de gouvernement, et des ministres des Affaires étrangères, la Birmanie est invitée à être représentée par des députés non-politiques. Après s’être longtemps refusée à cette perspective, la junte s’y est pliée.
Toutefois, lors des discussions du week-end des 29 et 30 mars, lors de la réunion ministérielle convoquée en urgence après le tremblement de terre ayant frappé la Birmanie et la Thaïlande, le ministre des Affaires étrangères de Naypyidaw a été invité. Reste à savoir si ce choix sera renouvelé lors des sommets de mai et de l’automne 2025 ?
Si la junte n’est pas associée aux réunions du plus haut niveau de l’ASEAN, elle a trouvé sa place dans d’autres enceintes mini-latérales de la région. De nouvelles plateformes intergouvernementales émergent. Le 4 avril à Bangkok, lors du sommet BIMSTEC, le Général Min Aung Hlaing devrait trouver sa place tout comme cela a été le cas à l’initiative des Chinois en novembre 2024 à Kunming lors de la réunion des chefs de gouvernement de la plateforme intergouvernementale Lancang-Mékong.
Les soutiens du régime militaire aujourd’hui : inconditionnel du côté russe et depuis quelques semaines soutien aussi de la Biélorussie (visite officielle).
La Chine « joue sur deux tableaux » : de 2021 à 2024, le Général Min Hlaing n’a jamais été reçu avec un tapis rouge, n’a jamais rencontré Xi Jinping (alors qu’il a eu plusieurs rencontres avec Poutine). L’instabilité porte atteinte à la Chine. Inquiète de l’effondrement militaire, elle a fermé un temps sa frontière avec la Birmanie, ce qui n’a pas été sans effet sur certains de ses intérêts (ex, les importations de terres rares)
Tous les pays de la région ont envoyé des sauveteurs après le séisme (à noter que les sauveteurs taïwanais ont été refusés). Le gouvernement de Timor-Oriental a lui apporté un nouveau soutien ostentatoire au gouvernement d’opposition à l’occasion de la catastrophe.
Des subsides seront nécessaires pour la reconstruction. Les dégâts sont actuellement évalués à plus de huit milliards de dollars.
[1] Cf JO de la RF du 4 novembre 1993
[2] Le plus important depuis 2012