« Les Etats-Unis de Biden et la Chine »

Source : https://www.institutmontaigne.org/experts/dominique-moisi

 

Conférence prononcée le 18 mars 2021 à l’Institut du Pacifique

 Par Dominique Moïsi, géo politologue et spécialiste de relations internationales, conseiller spécial de l’Institut Montaigne.

 

Dans son intervention très libre, Dominique Moïsi pour évoquer la place de la Chine dans la politique américaine de Biden, – un mélange de continuité et de nouveauté-, propose trois approches. Elles conduisent à envisager ce que pourraient être les conséquences pour nous Européens, et pour le monde.

 

1 – Il y a lieu de replacer le facteur chinois dans la vision de l’administration Biden, dans l’histoire politique américaine, et dans l’image que le Président Biden semble vouloir donner de lui-même.     On a souvent évoqué à propos de l’administration Trump un « moment Jacksonien » par référence au Président Andrew Jackson (2 mandats 1829-1837) qui présentait 3 caractéristiques : nationalisme, isolationnisme, unilatéralisme.

Aujourd’hui avec Joe Biden, on préfère faire référence à deux autres Présidents :

  • Roosevelt (1933-1945), l’homme du New deal et de l’Etat qui a permis le redémarrage de la société après la crise économique et sociale majeure de 1929. Biden a la même approche aujourd’hui.
  • Thomas Jefferson (3ème Président des USA, 1801-1809) si attaché aux valeurs démocratiques (cela a été rappelé par J.Biden le 6/01/2021 lors de l’attaque du Sénat). L’Amérique selon lui, doit apparaître comme un modèle.

 

D Moïsi rappelant l’interview de J.Biden à Good Morning America et sa réponse positive après quelques instants d’hésitations, à la question  « Is Poutine a killer ? », indique que cette réponse ne doit pas être placée dans le registre de gaffes peu diplomatiques, involontaires.  Il s’agit plutôt d’une volonté délibérée d’affirmer que « l’Amérique des valeurs » est de retour. Et cela fait une différence fondamentale par rapport à l’administration précédente. Cette très claire volonté d’afficher des valeurs s’adresse à toutes les dictatures du monde, ressenties comme des menaces envers la démocratie (Poutine, mais aussi Xi Jinping, les généraux birmans, la Corée du nord …).

Cet attachement aux valeurs démocratiques du nouveau Président des USA, se situe donc dans un double contexte de politique intérieure et étrangère. Or, a) On ne peut prêcher à l’extérieur ce que l’on ne pratique pas chez soi. b) Il y a lieu de prouver, en particulier aux Chinois, mais pas seulement, aussi au monde entier, que le concept de démocratie n’est pas obsolète.

 

C’est un point très important qui est à mettre en parallèle avec la « continuité » entre Biden et Trump à propos de la Chine. Poursuite de la fermeté certes, mais pas exclusivement, l’accent est mis sur la démocratie, sur ce qui constitue l’Amérique et son histoire, en quelque sorte une réhabilitation.

 

2 – Ces dernières années nous avons assisté à la montée en puissance de la Chine dans le monde, et dans les préoccupations américaines. Le COVID a agi comme un accélérateur de l’histoire qui a entraîné un double rééquilibrage     – au profit de l’Asie, d’abord de la Chine, mais aussi de  l’Inde.

– au profit des Etats-Unis au détriment de l’Europe.

La relation transatlantique se caractérise désormais par plus de Chine, et moins d’Europe.

 

Aujourd’hui, dans les entretiens avec d’anciens dirigeants américains, dit Moïsi, on ne parle plus que de la Chine. Seule chose qui intéresse les Américains concernant l’Europe : peuvent-ils compter sur elle dans leur face à face avec la Chine ? Ils sont rassurés sur la position britannique, mais beaucoup plus inquiets quant à deux pays clés : la RFA et la France. Face à l’Allemagne, les USA sont irrités, mais pas surpris (Angela Merkel a fait le choix de la Chine depuis longtemps). Mais quelles sont les priorités de la France de Macron ? Face au duopole Washington-Pékin, la France ne veut pas choisir et cherche à entrainer sur cette troisième voie ? l’Union Européenne qui par nature serait plus proche de Washington. Mais si la situation se détériore, quelle option : choix des valeurs ou choix d’intérêts mercantiles ?

 

Prendre conscience du caractère nouveau de la situation : conflit des idées, des valeurs entre le modèle chinois et le modèle occidental, c’est d’abord percevoir que pour la Chine, la démocratie est un modèle obsolescent qui ne fonctionne plus. Exemple récent à l’appui : la Chine a maîtrisé l’épidémie ; au contraire, l’Europe est désorientée, divisée, impuissante.

L’équipe Biden veut faire mentir les assertions des Chinois. Si aujourd’hui, la Chine est plus efficace, elle est aussi plus vulnérable ; l’ordre y est maintenu par la force. Au contraire, l’Amérique croit à ses valeurs, cela reste encore et toujours d’actualité.

 

3 – L a situation actuelle est-elle comparable à une situation passée ?

Assiste-t-on à un retour de la Guerre froide « classique » comme celle que nous avons vécue avec l’URSS ? La réponse de Biden à propos de Poutine pourrait laisser penser que nous vivons un retour de la Guerre froide. Mais à Washington, on a conscience des différences structurelles entre ce qu’était la menace soviétique et ce qu’est aujourd’hui le défi chinois :

  • L’URSS en effet n’avait pas les moyens de ses ambitions, puissance unidimensionnelle elle était compétitive sur le plan militaire, (la première à envoyer en 1957 un spoutnik sur la lune), mais pas sur le plan économique.
  • Pour la Chine aujourd’hui, tout est différent. C’est une rivale de poids pour les USA, à prendre au sérieux. Les Américains sont à la fois dépendants et compétiteurs des Chinois. Et la Chine peut contester, dépasser la puissance américaine. Moïsi à ce point rappelle ce que les Européens disaient en 1995, concernant Eltsine: « Let’s engage Russia if we can ; Let’s contain Russia if we must »… Mais comment concilier engagement et containment vis-à-vis de Pékin ? l’objectif est de plus en plus difficile à atteindre.

 

Depuis 2000, la Chine a changé, et encore plus depuis la montée en puissance de Xi.  Elle a pris en compte les enseignements de la diplomatie allemande entre 1870 et 1914, les options de Bismarck et celle de Guillaume II. Le choix de Xi s’apparente à celui de cette nouvelle puissance allemande : durcissement à l’intérieur et expansion ambitieuse à l’extérieur. Cela résulte sans doute de deux éléments : la personnalité du « nouvel empereur rouge », mais aussi le vide laissé sur la scène internationale par les Occidentaux.

 

A cet aspect conjoncturel s’ajoute une composante culturelle. Le rapport à l’autre, le civisme naturel en cours en Chine et en Asie ne se retrouvent pas en Occident (CF F. Fukuyama). En effet en Asie, tant des régimes démocratiques (Taïwan, Corée du sud, Nouvelle Zélande) que des régimes moins démocratiques… Chine, Singapour, ont réussi à combattre avec succès la crise de la pandémie. Donc cela ne tient pas uniquement aux régimes autoritaires.

 

Importance et limites du multilatéralisme sous Biden dans sa relation avec la Chine : Si BIden est différent de Trump dans la forme, une certaine continuité existe en matière de politique extérieure. Ainsi quelle (douloureuse) surprise pour les Européens de constater que le 1er voyage d’A. Blinken est pour l’Asie (Japon, Corée du sud). L’histoire s’est déplacée vers l’Asie, c’est une priorité pour les USA c’est clair. Les principaux partenaires de l’Amérique sont asiatiques, d’où l’importance du QUAD.

 

L’Europe n’est pas exclue, mais alors qu’à l’époque de la Guerre froide, elle était en 1ère ligne, comme champ de bataille, c’est fini. On assiste à une double dégradation du rôle de l’Europe :

  • Aujourd’hui, la 1ère ligne, ce sont l’Australie, la Corée du sud, le Japon, l’Inde. La priorité du regard américain est pour l’Asie.
  • L’Europe n’est plus ni sujet, ni objet. Ce que l’Europe fait n’a pas d’importance, ni quel va être son devenir, vers des populismes ou non ?

La question multilatérale quant à la Chine se situe donc autour du QUAD, dans la stratégie coordonnée des USA avec l’Australie, l’Inde et le Japon, alliés des États-Unis. Cette alliance constituée pour contrebalancer la puissance chinoise, mais pas seulement, est à suivre de près selon Moïsi…  

 

Si pour Graham Allison, la guerre est inévitable entre les USA et la Chine, comme cela a été le cas entre Sparte et Athènes, avec une conclusion rapide. Pour D. Moïsi l’aspect inévitable est une simplification grossière, même si le risque de guerre par accident existe toujours. Les risques ont en effet changé ; la conception du nationalisme des uns et des autres, traduite en termes de pouvoirs modifie les donnes. L’analyse ne peut plus aujourd’hui placer au premier rang le militaire. Il y a lieu de prendre en compte de multiples facteurs : économiques mais aussi cyber sécurité, Intelligence artificielle, exploration de l’espace, ou encore production de semi-conducteurs… La guerre peut aujourd’hui avoir ces différentes formes : espace, cyber, possession des semi-conducteurs, des terres rares, intelligence artificielle, …. La réalité militaire est sans doute plus limitée.

 

Que faire ? Quelle conclusion peut en tirer un analyste français ? il faut avoir conscience d’un monde nouveau, potentiellement bipolaire Chine/USA. L’ambition européenne ne peut être passivement derrière les USA, mais il ne faut pas perdre de vue la dimension structurelle de culture politique et éthique : l’Europe est plus proche de Washington que de Pékin, et encore plus aujourd’hui sous la présidence Biden après ce qu’il est convenu d’appeler la « parenthèse Trump ». Le concept de « souveraineté européenne » permettant à l’Europe de figurer en partenaire de poids, se heurte aux tensions internes et aux intérêts propres de certains des membres. Il n’en reste pas moins que l’Europe a une dimension de culture éthique et redisons-le plus proche des USA que de la Chine.

L’Union européenne doit faire preuve de clarté morale.  

 

Compte-rendu établi par Hélène Mazeran avec Aude de Chavagnac