Le Conflit USA -Chine Attaques américaines et répliques chinoises ; un désastre annoncé ; les causes profondes

Une série de Conférences, consacrées à la question centrale des relations États-Unis-Chine a été inaugurée le 15 Octobre par une Conférence d’introduction par le Vice-président de l’Institut, Daniel Haber, Professeur d’économie internationale dans le MBA de plusieurs Universités, en France et à l’étranger.

Il propose, dans cette série d’articles, publiés sur le Site, de compléter et détailler cette Conférence. Trois Articles sont présentés :

Le premier retrace l’historique du conflit.

Le suivant propose d’évaluer les conséquences de la confrontation.

Le troisième recherche, au-delà des commentaires partagés par la plupart des analystes, les causes profondes d’un conflit qui s’installe durablement dans la géopolitique mondiale et en constitue, sinon le seul, du moins l’un des aspects les plus lourds d’effets.

Article 1.

Attaques américaines et ripostes chinoises

A la fin de l’année 2018, les États-Unis décident, de façon réfléchie et déterminée, de confronter la Chine. Ce fut une surprise pour beaucoup, car depuis 50 ans, les deux pays entretenaient une relation classique, faite de relations diplomatiques, de visites d’Etat, de rencontres politiques très nombreuses, bilatérales, mais aussi dans le cadre de l’APEC, à l’ONU et dans le cadre du G 20.

La rencontre Nixon – Mao de 1972, orchestrée par Henry Kissinger et justifiée par la nécessité d’affronter un ennemi commun, l’Union Soviétique, ouvrait la voie à l’établissement de relations diplomatiques en 1979.

Dès l’ouverture de la Chine par Deng Xiaoping, en 1979, les Américains furent des investisseurs constants, plus nombreux et affirmés après 1992, après que la répression des étudiants sur la Place Tien An Men, en Juin 1989, fut intégrée par l’Occident comme inévitable et n’empêchant pas la Chine de devenir un citoyen du monde.

D’ailleurs les Etats-Unis accompagnèrent la croissance chinoise et son intégration à la communauté internationale, en lui ouvrant largement son marché et en facilitant son entrée à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Les investisseurs américains sont parmi les plus grands groupes (automobile, Apple, General Electric…). Aujourd’hui encore, en plein conflit, Tesla ouvre son usine la plus moderne près de Shanghai pour y produire 300,000 véhicules électriques de luxe par an.

La première salve américaine, le détonateur, fut l’imposition de taxes (de 15 à 25%) sur la majeure partie des importations de produits chinois aux USA. Cette attaque devint une guerre commerciale car les Chinois rendirent coup pour coup. La raison invoquée par les Etats-Unis était la « déloyauté » de la Chine (« puisqu’elle nous vend plus qu’elle nous achète »). L’inanité de cette raison pour la totalité des économistes (le déséquilibre des échanges entre deux pays est essentiellement lié à la différence de développement, de la taille des populations, du taux d’épargne national et de la structure industrielle de chacun) n’empêche pas l’adhésion des deux Partis américains et de l’opinion publique à cette mesure contraire aux engagements internationaux signés par les Etats-Unis à l’OMC.

L’absurdité de cette guerre « « perdante-perdante » finit rapidement par sauter aux yeux de tous et conduisit à la signature d’une trêve, un an après, et peu avant l’arrivée de la pandémie. Cette trêve ne mettait pas fin aux taxes existantes (qui n’avaient d’ailleurs pas ralenti significativement les exportations de la Chine…) mais arrêtait la poursuite de l’escalade, moyennant la promesse des Chinois d’acheter pour plusieurs milliards de dollars de produits agricoles américains (ce qui est contraire aux règles de l’OMC !).

Mais, avant même que la guerre commerciale ait montré le moindre effet, les États-Unis avaient déjà engagé une autre bataille, bien plus cruciale, celle de la technologie. L’accusation, cette fois, c’est le « pillage technologique » par la Chine. La cible est une firme chinoise emblématique, Huawei. Cette firme est la plus connue, respectée et aimée des Chinois.

C’est une « success story » qui fait rêver les jeunes entrepreneurs chinois : un ancien officier de l’Armée Populaire commence par fabriquer des commutateurs de téléphone classiques pour devenir, en quelques décennies, le leader mondial de la conception, de la fabrication et de l’installation des équipements sophistiqués qui permettent d’utiliser la nouvelle norme mondiale, la 5G. Ses seuls concurrents, loin derrière, sont deux firmes scandinaves, Nokia et Ericsson.

Les USA décident d’empêcher Huawei de prospérer : ils lui ferment le marché américain et font pression sur tous leurs amis et alliés pour en faire autant, avec un succès partiel et encore difficile à évaluer.

Ils avaient, il faut le rappeler, tester cette méthode envers une autre grande firme chinoise de l’électronique, ZTE, en la punissant d’«avoir violé les règles de l’embargo américain sur l’Iran », en la coupant, en mai 2018, de ses approvisionnements en composants électroniques.

ZTE avait subi un choc énorme et révélé aux observateurs américains la vulnérabilité, et la dépendance, de certaines entreprises chinoises. Ils vont faire plus envers Huawei : arguant également de la vente d’équipements à l’Iran par une transaction en dollars, ils font valoir que Huawei a « violé l’embargo américain sur l’Iran » et demandent au Canada d’arrêter la Directrice Internationale de Huawei qui a ses bureaux (et son domicile personnel) au Canada.

Les autorités canadiennes s’exécutent, mettent cette Chinoise en garde à vue, découvrent qu’elle est la fille du Président-Fondateur et la relâchent en la mettant en résidence surveillée dans sa maison de Vancouver. Les Chinois analysent cette action comme une « prise d’otage » …et prennent immédiatement deux otages canadiens, deux personnalités canadiennes vivant en Chine et qui sont condamnées à de lourdes peines. Le dossier d’extradition adressé par les Américains est examiné par une Cour canadienne qui conclut qu’il est conforme aux exigences du Traité d’extradition USA-Canada. Justin Trudeau a désormais sur son bureau ce dossier insoluble et décide… d’attendre.

Une deuxième attaque est portée à Huawei. La firme est entrée, avec succès, sur le marché des Smartphones et rejoint le trio des leaders mondiaux, avec Apple et Samsung. Huawei est No1 en Chine et rivalise pour le leadership avec ses deux concurrents partout ailleurs.

Les USA demandent à Google de ne plus fournir les nouvelles Applications qui vont avec le système d’exploitation Android qu’utilise Huawei, comme tous les concurrents d’Apple. Et ils demandent aux fournisseurs de pièces et composants (notamment les semi-conducteurs les plus élaborés) de ne plus livrer Huawei. Ils s’en prennent ensuite à deux applications-vedette chinoises, utilisées dans le monde entier, Tik Tok et Wechat, interdites aux Etats-Unis. Ces nouvelles cibles choisies sont des firmes chinoises, indépendantes, qui ont développé des systèmes propriétaires qui ne sont contestés par personne.

La justification a changé : cette fois, c’est la possibilité de piratage ou de captation des données qui sont mises en avant. Pour les États-Unis, la Chine, pays totalitaire, est derrière toutes les firmes chinoises, même privées.

Cette deuxième offensive touche le nerf de la guerre économique, les hautes technologies, celles du numérique. En arrière-plan, il y a la bataille pour les « Données » (Big Data), véritable matière première essentielle du XXI è siècle et surtout celle de l’Intelligence Artificielle.

Ce n’est plus l’«usine du monde » qui fait peur, mais ses capacités à tenir la dragée haute à l’innovation américaine, seule dominante jusqu’alors. Les enjeux sont cruciaux. La Chine sera-t-elle touchée au cœur…ou incitée à accélérer ses propres développements ?

Les Universités et les Centres de recherche chinois sont de premier niveau, les installations de premier ordre.

Il manque certainement l’étincelle, le génie, jusqu’ici une spécificité de l’Occident, directement issue d’une civilisation de liberté qui met en avant le risque d’entreprise, le culte de l’individu motivé par la gloire, l’argent ou simplement par le gout de satisfaire sa curiosité.

La Chine, par sa culture et son mode de gouvernement, est-elle handicapée ? Elle cherche des compléments à ses propres efforts, aux Etats-Unis d’abord, en Israël ensuite, et, désormais, partout où elle trouve des opportunités. Son passé innovant est glorieux…mais très lointain. L’exemple de pays dont la culture est proche, le Japon, la Corée du Sud, Singapour montre les limites à la créativité des systèmes d’organisation confucéens. La question de sa capacité à être en tête de l’innovation est donc posée. Nous retrouverons ce questionnement plus loin dans nos analyses.

Mais la pandémie qui touche le monde dès la fin de 2019 et qui est présente de façon visible au début 2020, vient apporter de l’aliment à la vindicte américaine.

Un troisième assaut est lancé, dès 2019 avec la crise de Hong Kong. Cette fois, les États-Unis s’en prennent à l’Etat chinois, dans sa substance, dans son essence, dans sa gouvernance, dans son comportement. A Hong Kong, les USA reprochent à la Chine de mettre à mal la démocratie locale et, donc, de « violer les accords internationaux ». Ils critiquent la gestion de la crise par les autorités de HK, « inféodées » à Beijing. Et puis ils dénoncent la répression, les « violences policières ».

En parallèle, ils accusent la Chine de réprimer la minorité musulmane de la Province de l’Ouest, le Xinjiang : camps de concentration des Musulmans de cette région « Autonome », les Ouighours et les Kazakhs, violations des droits humains, stérilisations, « génocide ».Des accusations lourdes, portées par des reportages dans des journaux occidentaux reprenant des informations identiques, des interviews de Ouigours sortis des camps, un rapport d’un jeune chercheur allemand qui, à partir de données statistiques et financières trouvées sur Internet, reconstitue la réalité des camps et des stérilisations des femmes Ouïghoures.

La question de Taiwan ressort, comme chaque fois qu’une crise touche la Chine.

Enfin, la question des îlots des Mers de Chine du Sud, disputés par tous les voisins de la Chine, sans accord entre eux, ce qui permet à la Chine d’en prendre possession. Situés dans un passage essentiel de la logistique mondiale, infestée de pirates, possédant peut-être des réserves de pétrole dans la zone d’exclusivité, ces îlots marquent la volonté de la Chine de repousser la présence de la Marine de guerre américaine qui fait régner l’ordre, au bénéfice de tous.

Pour finir, les Etats-Unis reprochent au Gouvernement chinois d’imposer un « contrôle social » très serré à sa propre population, au moyen de nombreuses caméras et de capacité de reconnaissance faciale. Même si ces techniques sont utilisées par beaucoup de pays, y compris des pays démocratiques, leur densité est telle que nul n’échappe au regard de « Big Brother ». Orwell est convoqué pour blâmer la Chine.

Une phrase de Mike Pompéo, le Secrétaire d’Etat américain (et ancien DG de la CIA) résume bien le contenu de la stratégie américaine : « il n’est pas question qu’un pays communiste devienne la première puissance mondiale ». Ce qu‘il veut surtout dire c’est que les États-Unis « feront tout » pour l’empêcher…et « tant qu’il en est encore temps ».

C’est donc d’une croisade idéologique qu’il est désormais question, croisade à laquelle tous les tenants des valeurs démocratiques et des droits de l’Homme doivent naturellement participer. C’est par l’introduction de ce concept de « bataille idéologique » que la comparaison avec la guerre froide entre l’Occident et l’Union soviétique permet d’analyser l’offensive, très concertée, planifiée, et somme toute habile, menée par les États-Unis pour ralentir la croissance chinoise et isoler le pays.

On parle de « découplage », de« faire payer la Chine » (pour sa responsabilité dans la pandémie).Bref, on entre sans le dire, mais en le décrivant, dans une nouvelle guerre froide. La première a duré 40 ans.

Il est donc indispensable de regarder ce qu’impliquerait cette nouvelle guerre froide si elle était confirmée par le prochain Président américain, et soutenue par les « Pays Tiers, du moins ceux qui sont les « amis et alliés »des Etats-Unis.

Article 2 : les désastres annoncés.

La fusion des crises et la fin de la globalisation

Il faut commencer par prendre conscience des effets catastrophiques de ce conflit qui, s’il se transforme (comme tout l’indique) en nouvelle Guerre Froide va bouleverser durablement les relations économiques internationales, la prospérité mondiale et la paix.

Sur le plan géopolitique, il met fin aux espoirs d’un ordre mondial fondé sur deux pôles dominants qui, malgré des gouvernances très différentes, acceptent de se livrer à une concurrence fertile, qui n’exclut pas les désaccords mais les contient dans des limites suffisantes pour unifier les efforts à la résolution des problèmes globaux qui menacent la survie de la planète.

Le conflit, récent, surprend par la rapidité de sa transformation : de simple guerre commerciale à une guerre économique totale.

Surtout, et ce sera notre première analyse, il survient à un très mauvais moment de notre histoire. En effet, il se superpose, s’entremêle et ajoute ses effets ravageurs à deux autres crises, de nature différente.

La synchronisation des trois crises permet de qualifier de « dévastateur » leur addition.

C’est au moment où les deux protagonistes signent une trêve, très partielle, de leur guerre commerciale que survient la pandémie du Coronavirus. Les effets immédiats sont semblables et s’additionnent : fermeture des frontières, incertitudes, reproches réciproques, volonté d’indépendance de la fourniture de produits essentiels, ruptures de l’offre et de la demande.

Si l’on regarde le recul de croissance de tous les pays, le chômage, les dangers sur la survie de nombreux secteurs de l’économie qui sont attendus des conséquences de la crise sanitaire, on constate, effrayés, que l’espoir d’une reprise économique  rapide sera, avant tout retardé par le nouveau conflit international, entre la Chine et les Etats-Unis, le «découplage » annoncé de ces deux économies majeures et les ruptures prévisibles des chaines de production industrielles articulées autour de la Chine .

Les incertitudes générées par cette double crise est un coup porté aux investisseurs et aux consommateurs, les deux piliers de la croissance, au moment où l’offre est freinée par les confinements ou semi-confinements et par l’impossibilité de voyager pour reprendre les postes de commande, mettre en œuvre les projets déjà approuvés et pour lancer de nouveaux projets, passer de nouvelles commandes.

Mais une autre crise, la troisième, jette son ombre sur ce contexte déjà délétère : la crise de 2008.Considérée alors comme la pire crise depuis 1929, elle a été analysée comme une crise du système capitaliste. Les excès d’un capitalisme devenu essentiellement financier a empêché les régulations de se produire et l’illusion a masqué les bulles immobilières, et mobilières, jusqu’à ce qu’elles éclatent aux États-Unis où elles provoquent des faillites (dont une des plus grandes banques mondiales, Lehman Brothers) innombrables.

La crise se transporte en Europe où elle frappe un continent mal préparé à subir un choc financier au moment où il tente de consolider son système économique commun autour de la nécessité de consolider l’Euro encore naissant. La crise grecque n’est que le symptôme visible d’une crise générale de l’Euro et de la difficulté pour des pays souverains de gérer ensemble une monnaie commune. La crise de l’Euro manque d’emporter l’ensemble du projet européen.

Privée de ses deux grands marchés d’exportation, la Chine voit sa croissance fléchir.

La crise est mondiale et n’est jugulée que par les « grands argentiers mondiaux » dont la compétence, le sang-froid et l’indépendance permettent d’apporter une solution, exclue en 1929 :la création monétaire (le « Quantitative easing » des banques centrales des États-Unis, de l’Union Européenne, du Japon et de la Chine).Et les gouvernants ajoutent l’extrême sagesse nées des leçons de la crise de 1929 (qui amena la Deuxième Guerre Mondiale) en refusant tout protectionnisme. La croissance est sauvegardée…mais en partie seulement.

En effet les pays européens engagent (contre la logique économique, mais par respect pour des règles de stabilisation difficilement installées en Europe), une politique de rigueur budgétaire qui crée le blocage des salaires et affaiblit les « biens communs », l’hôpital et l’école. Quand la pandémie arrive, elle trouve une Europe mobilisée dans des revendications violentes, mal comprises ou mal exprimées (les Gilets Jaunes, en France) et dans une pénurie de masques, chaque hôpital ayant procédé à des « économies », demandées par les Ministres des Finances, l’œil rivé à la règle sacro-sainte des 3% du déficit budgétaire par rapport au PIB.

Et, de son côté, le conflit États-Unis – Chine trouve, lui aussi, un aliment dans les effets de la crise de 2008.En effet elle a mis en évidence la vulnérabilité du système capitaliste, sa cupidité, son désordre « moral ».Et comme les règles du fonctionnement économique des pays les plus avancés font partie du système démocratique, c’est la démocratie elle-même qui s’en est trouvée décrédibilisée.

Cette double faillite de la démocratie et du capitalisme, celle des États-Unis avant tout, n’a pas échappé au regard critique de la Chine. Or celle-ci, au même moment, célébrait l’apogée de ses succès économiques sur toutes les télévisions du monde : les Jeux Olympiques de Beijing.

Ce double mouvement de déclin et de réussite fut saisissant. Deux ans après, en 2010, l’Exposition Universelle de Shanghai révélait au monde que la Chine n’était plus seulement l’« Usine du Monde », mais déjà une puissance scientifique et technologique.

Deux ans plus tard, en 2012, l’homme qui était en charge des JO et en particulier de la cérémonie d’ouverture (une ode à Confucius) devient Président du pays et affirme la volonté chinoise de compter, d’être respecté, de  redevenir « Zhong Guo », le « Pays du Milieu » qu’il fut une grande partie de son histoire, bref à prendre sa juste place dans le nouvel ordre mondial, économique et géopolitique. Cette Chine qui s’affirme avait perçu l’opportunité d’une époque où l’Occident doutait.

Trump s’impose et impose son « America First », qui est davantage une annonce de repli que de leadership.

Quant à l’Europe, elle se préoccupe de sa difficile construction.

Et le Japon se tait.

Dans ce contexte radicalement nouveau, un sursaut de lion blessé déclenche une réaction forte des États-Unis. ILS décident que la concurrence n’est plus la bonne option pour contenir une Chine qu’ils décrivent comme arrogante. La confrontation est la dernière carte à jouer.

Elle n’était peut-être pas indispensable Elle sera « perdante-perdante » et nul ne sait comment y mettre fin alors qu’elle à peine commencé.

Un mot décrit la période qui s’ouvre en ce moment : « déglobalisation ».

Si la déglobalisation s’annonce, selon nous, comme un désastre, c’est que la globalisation fut un immense succès.

Après les horreurs et les destructions de la Deuxième Guerre (vraiment) mondiale (car elle fut aussi celle du Pacifique), les vainqueurs américains voulurent installer un ordre durable. L’ONU fut complétée par trois institutions à vocation économique, chargées d’installer la globalisation dans le monde, c’est-à-dire une interpénétration des économies, une interdépendance des nations, voulue pour accélérer la croissance de chacun et « assurer la paix par le commerce » : Banque Mondiale, Fonds Monétaire International et Organisation du Commerce.

L’objectif, malgré de nombreux obstacles, fut atteint : jamais notre planète n’avait abrité autant d’hommes vivant de façon acceptable. Guerres, épidémies et famines reculèrent toutes ensemble, laissant la place, grâce aussi aux antibiotiques, à une explosion démographique inouïe. Et malgré cela, des milliards d’êtres humains sortirent de la misère et du cloisonnement.

Pourtant, les espoirs furent, en partie, déçus, très peu de temps après la fin de la guerre. L’Union Soviétique se retira très vite du jeu de la globalisation, donnant la préférence à la puissance militaire et à l’expansion de son modèle, au besoin par la force. Ce fut le début d’une « Guerre Froide » qui dura 40 ans. La Chine de Mao, vainqueur à Beijing en 1949, décide aussi de se fermer, préférant la construction d’une société nouvelle et le respect recouvré, notamment de ses voisins.

Mais la capacité économique de ces deux puissances était limitée et l’ouverture des frontières aux biens, services, technologies, capitaux et hommes s‘étendit au plus grand nombre.

La première période de la globalisation post-WW2 dura trente ans. Elle permit à l’Asie de l’Est (du Japon à Singapour…en attendant la Chine) d’émerger et de commencer à faire basculer le centre de gravité du monde vers le Bassin Pacifique. Le succès fut tellement probant que la Chine de Deng Xiaoping, en 1979, choisit de s’y rallier et en tira un profit rapide et spectaculaire.

La Russie mit dix ans de plus pour s’ouvrir, mais échoua à rejoindre le camp des libertés économiques, se reposant sur une redoutable puissance militaire et des ressources en matières premières dont l’immensité lui garantit l’indépendance…mais pas la prospérité pour tous.

Le Monde ne goutera pas très longtemps cette deuxième période de la globalisation, la plus « heureuse »,la prospérité de tous conduisant à une interpénétration industrielle (délocalisations massives et « supply chain »),à l’abaissement incroyable des prix des produits les plus modernes et les plus désirés, dont profita une grande partie de l’humanité. Ceci entraina la mort de l’inflation, un bien incalculable car générant un sentiment de sécurité dont on ne prendra conscience… que lorsqu’on le perdra de nouveau.

La paix était générale, les conflits, souvent terribles, restant circonscris géographiquement.

Fin 2018, les Américains sifflèrent la fin de la globalisation. Celle-ci avait été mise à mal par la crise de 2008 qui fit apparaitre les perdants. Ceux-ci, certes moins nombreux que les gagnants, étaient plus audibles et constituaient des réserves d’électeurs pour les partis d’opposition. Les équilibres économiques allaient être bientôt menacés par la pandémie.

Chacun des deux grands aurait pu admettre qu’il avait été à l’origine d’un des deux désastres : les États-Unis de celui de 2008, la Chine de la pandémie. Une autre option lui a été préférée :la confrontation.

Tous les bienfaits de la globalisation vont être défaits dans un découplage généralisé. La prospérité sera remplacée par une montée du sentiment national, de la protection offerte par « sa » nation. Les prix vont augmenter et une fiscalité nouvelle visera à réduire les inégalités qui sont désormais perçues comme insupportables. La paix sera moins assurée. On regarde déjà d’où viendront les foyers des conflits militaires et on commence à calculer les probabilités d’escalade de ces conflits qui pourraient ne pas rester localisés.

Devant ce qui s’annonce, un désastre, il est naturel de se demander quelles en sont les causes profondes. Un bon diagnostic permettrait d’envisager que la nouvelle guerre froide, mettant aux prises les deux plus grandes puissances de la planète, ne dure pas 40 ans !

Article 3. Causes apparentes et causes profondes.

Même si ce sont les Américains qui ont « appuyé les premiers sur la gâchette », il y a un consensus pour trouver, dans l’affirmation, nouvelle, de la puissance chinoise l’origine du conflit. Alors que les progrès chinois étaient visibles de tous les observateurs, l’Occident se rassurait en ne voyant en la Chine qu’un gigantesque « sous-traitant », nous livrant, à bon prix (et grâce aux sacrifices de ses travailleurs) les produits que nous avions conçus, dont nous contrôlions la qualité et assurions la distribution.

L’ouverture de la Chine était, à nos yeux, un « gagnant-gagnant » et l’enthousiasme avec lequel les investisseurs du monde entier se bousculaient pour obtenir le précieux agrément des autorités chinoises pour opérer sur son sol, n’était tempéré d’aucun doute, ni d’aucune méfiance. Et ces investisseurs étaient les plus grandes firmes mondiales, dirigées par les meilleurs managers du monde, des calculateurs précis et experts et non des rêveurs ni des naïfs. Il faut rappeler cela alors que les Chinois sont, aujourd’hui, accusés de tous les maux : voleurs, pilleurs, menteurs, copieurs.

Etions-nous si aveugles, vraiment ? En fait, ce sont les Chinois qui, les premiers, ont trouvé que l’arrangement des débuts avait fait son temps. Être « sous-traitant » n’intéressait plus les Chinois. Ils n’y trouvaient pas leur compte et risquaient de demeurer éternellement dépendants de nos capacités de conception, de la puissance de nos marques, de la force de nos marchés.

Dès l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, cette volonté de retrouver la créativité chinoise, la nécessité de conserver un avantage par rapport aux nouvelles puissances émergentes (Inde, Brésil, Indonésie…) poussaient les dirigeants chinois à remodeler leur structure industrielle, à « monter en gamme », à innover, à créer leurs propres marques et, surtout, à entrer dans le domaine essentiel de la puissance des nations modernes, la science et la technologie.

Ceci était à la portée de la nation la plus peuplée, d’une des plus anciennes civilisations, du pays qui venait d’accomplir un « miracle économique » comme l’avaient réalisé avant lui le Japon et la Corée du Sud, ses voisins.

Ces ambitions devaient mobiliser le peuple chinois, lui faire monter une nouvelle marche et le rendre en mesure d’apporter à une population jeune et connectée la satisfaction de leurs besoins nouveaux …et de légitimer le maintien du pouvoir monopolistique du Parti communiste. Pour ces raisons, les ambitions chinoises devaient être affichées : le Rapport « Made in China 2025 » détaille avec candeur les objectifs de rattrapage de la Chine dans les domaines les plus avancés de la technologie.

L’Occident dénonce l’hubris d’un autocrate arrogant qui « commet l’erreur de dire ce qu’il va faire », alors que son mentor, Deng Xiaoping conseillait la modestie et la dissimulation. C’est oublier que la Chine de Xi n’est plus celle de Deng et de ses deux successeurs. Ils ont légué à Xi un pays puissant, dont l’ambition est simplement à la hauteur de ses capacités nouvelles et de sa place effective dans le monde. Et Xi va encore plus loin dans la franchise : dans son Rapport « Le Rêve chinois-The China Dream »), il annonce que cent ans après la victoire de Mao, en 2049 donc, la Chine sera la puissance dominante.

Qui en douterait ? Avec une population quadruple de celle des États-Unis, la Chine ne peut éviter d’être le premier PIB du monde et, dans peu d’années, d’avoir un PIB du double ou du triple du suivant.

Que fera-t-elle de cette puissance ? Là est la question et la raison de la réaction américaine. Il faut arrêter la Chine quand il en est encore temps. Pour cela, il faut lui rogner les ailes : lui interdire nos marchés, nos fournitures, nos composants, nos universités.

Nous avons été naïfs, disent les Américains. Et nous avons été déçus, voire trompés : l’amélioration du niveau de vie aurait dû entrainer (« ipso facto ») une démocratisation du régime chinois. Evidemment, les dirigeants chinois n’ont jamais promis ni même évoqué cela. Au contraire, la répression de la révolte étudiante de Juin 1989, sur la Place Tien An Men, démontrait les limites de l’ouverture chinoise.

Pourtant, après une brève période de repli après l’« inacceptable répression des étudiants », les investisseurs étrangers, Occidentaux en tête, reviennent avec un nouvel enthousiasme, validant par là-même leur acceptation de ce « Socialisme aux caractéristiques chinoises » qui dit bien que la Chine n’a pas renoncé à son système politique et que l’ouverture ne concerne que l’économie. La suite est connue : la puissance chinoise s’épanouit et atteint son apogée visible lors des JO de Beijing.

Le Président Trump intervient brutalement et décide de mettre un terme à ce scenario qui donne la Chine gagnante. Il avait été alerté par des ouvrages « grand public », écrits par des « experts » américains qui avaient été plutôt admiratifs des progrès chinois et avaient même noué des relations étroites avec certains milieux, notamment militaires. Ce sont ces mêmes experts qui dénoncent brusquement la duplicité chinoise dans des « best-sellers » qui sont davantage des pamphlets que des argumentations.

Les premières analyses reprennent les thèses de ces publications : il s’agit d’une lutte de puissance (« Great Power » Game).On rappelle que l’historien grec Thucydide, cinq siècles avant notre ère, avait montré l’inéluctabilité de l’affrontement militaire entre la puissance déclinante (Sparte) et la puissance montante (Athènes). On retrouverait ce schéma dans la première guerre mondiale entre une Grande-Bretagne en difficulté et une Allemagne en plein développement de sa puissance industrielle et militaire.

Les premières attaques (commerciales et technologiques des États-Unis) donnent crédit à cette vision, simple, voire simpliste, de la situation. Mais les reproches et attaques américaines changent de nature : le « virus chinois », la répression à Hong Kong, au Xinjiang, les menaces sur Taiwan et dans les Mers de Chine du Sud, décrivent une autre analyse : ce qui fait peur, ce n’est pas seulement la puissance chinoise, c’est le fait qu’elle est aux mains d’un pays « communiste ».Mike Pompéo mène cette offensive, Trump étant occupé à assurer sa réélection. Ancien Directeur de la CIA, le Ministre des Affaires Etrangères est à l’offensive, partout chez les alliés et amis de l’Amérique, avec un thème clair : pouvons-nous laisser un pays communiste devenir la puissante dominante du globe ? En mettant l’accent sur l’idéologie, Mike Pompéo nous ramène à l’époque de la Guerre Froide avec l’Union Soviétique et annonce une nouvelle guerre froide avec la Chine et la constitution de deux « camps » opposés et séparés. Au-delà de la guerre économique, les États-Unis proposent de « découpler » les camps ennemis et de mettre fin à une globalisation qui, dit Trump, profite surtout à la Chine et menace les intérêts nationaux des États-Unis.

Mais la guerre idéologique est-elle une analyse satisfaisante ?

La Chine est-elle vraiment « communiste » ?  Veut-elle dominer le monde, étendre son système à tous ? Cherche-t-elle à nous faire changer de mode de vie ? Le principe fondamental de la politique internationale de la Chine est la « non-ingérence dans les affaires intérieures des autres pays ».Ceci a, d’ailleurs, été le fondement de l’ordre politique mondial. Le mélange, nouveau, de la morale et de la politique est, pour elle, irrecevable. Son objectif est de devenir un « bon citoyen du monde »…à une condition : réécrire les règles du jeu mondial en tenant compte, non de son idéologie mais de sa civilisation .En effet, il est difficile de décrire la Chine comme un pays communiste. Le communisme est étranger à sa civilisation.

Mao s’est, en réalité, servi du communisme pour prendre le pouvoir et l’a d’ailleurs transformé en un « communisme à la chinoise », s’appuyant sur les masses paysannes. Le système léniniste du parti unique a, c’est vrai, été repris intégralement et en ce sens, le pays est communiste et le Président Xi renforce cette position en faisant du Parti le centre unique de la gouvernance chinoise.

En revanche, le système économique mis en place par Deng Xiaoping est un système mixte où l’Etat reste propriétaire des moyens de production d’une partie majoritaire des entreprises, tout en laissant une partie non négligeable aux mains des entreprises privées et en acceptant les régulations du marché, à l’intérieur comme, bien sûr, à l’extérieur, ouvrant le pays aux investisseurs étrangers et en accompagnant l’innovation individuelle.

Ce système n’est pas fondamentalement différent des systèmes mis en place, après la guerre, par de nombreux pays, européens surtout.

Et voilà que les contraintes nouvelles pesant sur nos sociétés, issues de la pandémie, du changement climatique, des menaces sur la biodiversité, mettent en avant le besoin d’Etat, le souhait que les Etats prennent davantage de responsabilité et créent de meilleurs« Biens Communs »,plus efficaces et de plus en plus étendus.

Pour la Chine, ces évolutions sont la confirmation que le capitalisme libéral, financier et autorégulé doit faire place à un modèle nouveau qui conserve les avantages de l’économie de marché mais permette de garantir aux populations, nombreuses et exigeantes, une réponse adaptée. Les Chinois prétendent que c’est le cas de leur modèle spécifique, baptisé « Socialisme aux caractéristiques chinoises »

Dans ce contexte, la Chine réclame une négociation entre civilisations différentes, qui placent l’individu et la société dans des configurations opposées. Ce que demande la Chine, au fond, c’et de réécrire les règles du jeu international afin de rendre possible des relations apaisées, qui écartent le jugement moral sur la gouvernance des uns et des autres. Cette demande se heurte à une opinion occidentale qui n’est pas prête à ce type d’accord.

La question, cependant, doit être élargie à ce qu’en pensent les autres populations, en Asie, en Amérique Latine et en Afrique. Nous serions donc plutôt dans un choc de civilisation, plus que d’idéologie, la frontière n’étant, il faut l’admettre, pas toujours claire.

Et ceci ouvre d’autres perspectives que nous continuerons, au sein du groupe de Travail Stratégique d’étudier, et de publier, au sein de l’Institut du Pacifique.

Daniel Haber, 15 Octobre 2020