LE PANAMA EN 2025

Depuis le mois de décembre 2024, différentes déclarations du Président Trump ont porté sur le canal de Panama et sur les relations entre les Etats-Unis et l’Etat du Panama.

Le Panama en 2025

Le Docteur Omar Jaén Suarez, géographe et historien, diplomate et négociateur des traités Torrijos-Carter, et ancien ambassadeur du Panama à Paris, nous a fait l’honneur de nous communiquer quatre de ses articles récents portant sur le sujet. Ces articles ont été aimablement traduits par Patrick Boursin, ancien ambassadeur de France au Panama et administrateur de l’Institut du Pacifique.  Ces textes sont publiés avec leur aimable autorisation.

          1 – Menaces du Président Trump envers Panama. Janvier 2025.

2 – Les Etats-Unis ont-ils des droits sur le Canal de Panama ? Février 2025

          3 – Que se passe-t-il entre le Panama et la Chine ? 11 février 2025.

          4 – Le Panama et cinq siècles d’évolution du bassin du Pacifique. 15 avril 2025.

1 – Menaces du président Trump envers Panama. Janvier 2025.

Le Président D. Trump a, depuis le 21 décembre dernier, fait des déclarations hallucinantes concernant le Canal de Panama qui ont causé un émoi considérable et un rejet mondial, et qui ont naturellement renforcé l’union des Panaméens pour la défense de leurs droits et de leur intégrité souveraine récupérée à partir de 1979, laquelle mérite le respect.

Le président élu de la superpuissance, en répétant que « les États-Unis d’Amérique reprendraient bientôt le Canal de Panama », fait planer une menace que nous devons considérer avec beaucoup d’attention, car l’alternative d’une remise volontaire du canal par les Panaméens ne sera à aucun moment envisageable. Par la suite, en janvier, l’attaque s’est poursuivie, un possible usage de la force n’étant pas même écarté. D’autres Etats ont de même été menacés : le Canada, le Danemark ( pour le Groenland), et le Mexique.

À l’appui de son ambition, Trump a énoncé des contre-vérités historiques comme celle selon laquelle plus de 38 000 Américains auraient péri durant la construction du canal entre 1904 et 1914 , alors qu’il y en eut quelques centaines à peine parmi les victimes . Le Canal n’est pas un cadeau que nous aurait fait le président Carter. Il est surprenant que le plus haut dirigeant de la superpuissance américaine ignore que les 2/3 des sénateurs de son pays, y compris bon nombre de ceux de son propre parti Républicain, ont ratifié en 1978 les accords Torrijos-Carter prévoyant la disparition de la Zone du Canal le 1er octobre 1979 et la remise de cette zone au Panama le 31 décembre 1999.

Le Président Trump paraît ignorer aussi l’existence du Traité relatif à la Neutralité Permanente et au Fonctionnement du Canal qui dit: « le Panama déclare la neutralité du Canal afin que, en temps de paix aussi bien qu’en temps de guerre, celui-ci demeure sûr et ouvert au passage pacifique des navires de toutes les nations sur un pied de totale égalité, de manière à ce qu’il n’existe aucune discrimination entre les nations, et leurs ressortissants, quant aux conditions et coûts du passage ni pour quelqu’autre motif… ».C’est exactement ce qui s’est passé, en ce qui concerne le Panama, garant dudit pacte bilatéral, dès l’entrée en vigueur en octobre 1979 des Traités Torrijos-Carter.

Le président José Raul Mulino a déclaré le 22 décembre dernier que le Canal « restera aux mains des Panaméens en tant que patrimoine inaliénable de la Nation , et comme garants de son usage pour le transit pacifique et ininterrompu des navires de toutes nationalités, comme le stipule notre Constitution et le Traité de Neutralité». Régime de libre transit qu’aucun pays n’a contesté. Quant au Traité avec les États-Unis, son autre garant, 40 États de la communauté internationale, parmi lesquels les principales puissances maritimes, ont adhéré à son protocole déposé au siège de l’OEA. Entre autres, trois membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU. Seule la République Populaire de Chine demeure en reste à ce sujet vis à vis du Panama et du monde.

Le président Trump prétend que les droits de péage du Canal sont « ridicules » et « exorbitants » et qu’ils affectent les États-Unis. En réalité, les tarifs sont fixés en concertation avec les principaux usagers du Canal, administré par l’ACP[1] , laquelle agit comme une entreprise commerciale se devant d’être attractive pour ses clients et de bien les traiter. Rapportés à l’énormité de la puissance économique américaine, ces droits de péage ont sur elle un impact insignifiant. Sachant, par ailleurs, que grâce aux travaux d’élargissement du Canal, inaugurés en 2016, afin d’en doubler le trafic et la valeur de ses infrastructures plus que centenaires, et au prix d’un coûteux entretien, le canal est dans un état optimal, mieux administré par les Panaméens qu’il le fut par les Nord-Américains. Soutenir à présent que les Chinois contrôlent le Canal est à l’évidence infondé.

Les intentions réelles du président Trump donnent matière à spéculation. Veut-il donner des gages à sa base extrémiste ou aux grands donateurs de sa campagne ? Relèvent-elles de la rivalité entre les États-Unis et la Chine, puissance montante dont il veut contrer l’influence croissante jusqu’au Panama? De manière plus anecdotique, paye-t-on pour le procès perdu portant sur l’hôtel Trump de Panama, comme ce fut aussi le cas à Toronto? Les motivations sont peut-être multiples et variées. Aucune explication, cependant, n’autorise à menacer ainsi notre pays, ni encore moins à projeter d’intervenir par la force hors du cadre prévu par le Traité de Neutralité ou la Charte des Nations Unies: le coût matériel, moral ou politique en serait très élevé. L’argument fondamental pour que l’Etat-Major Conjoint américain appuie les traités Torrijos-Carter fut sa conviction que l’usage continu et pacifique d’un Canal entre les mains d’un peuple ami importait davantage que sa propriété.

Le résultat pratique de ces menaces du président Trump est que le président Mulino s’en trouve renforcé, pour avoir répondu avec fermeté et dignité, réaction qui a entraîné le sursaut d’unité nationale d’un peuple qui soutient cette position historique. Des menaces qui vont à l’encontre de la voie proclamée par Trump d’un retour à une Amérique à nouveau grande, « rapetissent » et isolent au contraire son pays face à la communauté internationale, à commencer par l’Amérique Latine et le Panama, qui compte parmi ses alliés les plus proches et les plus amicaux pays dans la zone. Des menaces qui à l’inverse consolident le discours des ennemis des États-Unis et portent atteinte à la crédibilité et à la confiance envers la superpuissance qui a plus que jamais besoin d’amis dans un monde toujours plus instable et plus multipolaire, exigeant une paix véritable et la sécurité, objectif principal du Conseil de Sécurité de l’ONU où Panama occupe un siège pour deux ans, depuis le 1er janvier 2025.

Pour neutraliser l’offensive Trump, beaucoup proposent, entre autres actions, de renforcer notre présence internationale, en recourant aussi au multilatéralisme , en commençant par les alliés menacés, stratégie gagnante déjà utilisée en vue de la conclusion des accords Torrijos-Carter.

2 – Les Etats-Unis ont-ils des droits sur le Canal de Panama ? Février 2025.

De nombreuses personnes mal informées ou mal intentionnées parlent, ici et à l’étranger, des droits présumés des États-Unis à s’emparer unilatéralement du canal de Panama. La superpuissance a-t-elle vraiment le droit de le faire ? La réponse catégorique est NON.

Tous les droits que les États-Unis avaient sur la République de Panama depuis 1903 relatifs au canal interocéanique ont disparu lorsque les traités Torrijos-Carter sont entrés en vigueur le 1er octobre 1979, puisque le traité du canal de Panama du 7 septembre 1977 abroge, de son article premier, tous les accords antérieurs.

Dans ce traité, la République du Panama, en tant que souverain territorial, sur la base de ce qu’il est convenu d’appeler la « tabula rasa », a accordé aux États-Unis le droit de réglementer le transit des navires et d’exploiter, d’entretenir, de protéger et de défendre le canal de Panama et d’utiliser à des fins pacifiques, les terres et les eaux pendant la durée de validité dudit traité destiné à diverses activités civiles et militaires convenues. Ces droits ont été éteints sur ce qui restait de terres et d’eaux qui n’étaient pas revenues à la République au cours de la période se terminant à midi le 31 décembre 1999, lorsque le Traité du canal de Panama a expiré. Ce jour-là, le canal lui-même et toutes ses terres et installations ont été transférés à la République du Panama, qui les a mis à la disposition de l’ACP, dont l’existence et le fonctionnement bénéficient d’un titre constitutionnel adopté en 1994.

Le 1er octobre 1979, le Traité relatif à la neutralité permanente du canal et à l’exploitation du canal de Panama est entré en vigueur. Selon l’article II, « le Panama déclare la neutralité du canal afin que, tant en temps de paix qu’en temps de guerre, il puisse rester sûr et ouvert au transit pacifique des navires de toutes les nations, dans des conditions de pleine égalité, afin qu’il n’y ait aucune discrimination à l’encontre d’une nation, de ses citoyens ou de ses sujets concernant les conditions ou les coûts de transit ou pour toute autre raison… Ainsi, ce traité est basé sur le régime de libre transit sans discrimination, qui remplace celui qui a vu le jour dans le Traité Hay-Pauncefote de 1901, intégré dans le Traité Hay-Bunau-Varilla à l’article XVIII. La République du Panama a appliqué la règle anti-discrimination sans exception et fixe des péages en coordination avec ses principaux utilisateurs, en particulier les grandes compagnies maritimes, optimisant ainsi l’attraction des clients.  Il est à noter que les navires battant pavillon des États-Unis ne figurent même pas parmi les dix principaux utilisateurs du canal de Panama.

L’article VI du Traité de neutralité stipule que les navires de guerre et les navires auxiliaires des États-Unis « auront le droit de transiter par le canal de manière expéditive ». C’est le SEUL droit que les États-Unis ont ici sur les autres États de la communauté internationale et il a été scrupuleusement respecté jusqu’à aujourd’hui.

Entre-temps, l’article V du Traité de neutralité stipule : « Après la fin du Traité du canal de Panama, seule la République du Panama gérera le canal et maintiendra des forces militaires, des sites de défense et des installations militaires sur son territoire national. » Il s’applique exactement après le 31 décembre 1999.

Nous devons reconnaître l’esprit du Traité de neutralité dont le Panama et les États-Unis sont les garants pour prévenir la manifestation concrète de menaces stratégiques extérieures, telles que des forces armées puissantes qui voudraient empêcher son utilisation par la force ou s’en emparer, ce qui n’a pas été le cas jusqu’à présent et que nous ne prévoyons pas dans un avenir proche.

Dans l’article VII, le Panama et les États-Unis s’engagent à coparrainer dans l’OEA « une résolution qui ouvre à l’adhésion de tous les États du monde le protocole au présent traité, par lequel les signataires adhéreront aux objectifs de ce traité, en s’engageant à respecter le régime de neutralité qui y est établi ». Depuis lors, 40 États, dont les principales puissances économiques, militaires et maritimes, ont adhéré à ce protocole, avec tous les membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU à l’exception de la République populaire de Chine, qui a donc une immense dette envers le Panama et le monde entier qui devrait être remboursée le plus rapidement possible.

Toutes les spéculations provenant même de hautes autorités étrangères sur les droits présumés des États-Unis dans la République du Panama concernant le canal interocéanique sont donc démantelées.

3 – Que se passe-t-il entre le Panama et la Chine ? 11 février 2025[2].

Il convient de se rappeler ce que j’ai dit en mai 2023. Alain Peyrefitte publie en France, en 1973, « Quand la Chine s’éveillera… , le monde tremblera » Enfin, la Chine s’est réveillée après deux siècles de léthargie et a fait trembler le monde. Après la mort de Mao Zedong, le plus grand génocide du XXe siècle qui l’a finalement ruinée, une nouvelle direction du Parti communiste chinois a radicalement changé l’orientation archaïque et imposé le capitalisme à tout prix pour créer la deuxième plus grande économie du monde et une classe moyenne avec des centaines de millions de personnes, une infrastructure productive et urbaine moderne et un système éducatif de premier ordre. Il modernise ses forces armées. Il a élevé la Chine au rang de puissance de premier ordre, la seconde, bien que toujours derrière la seule superpuissance, les États-Unis. Il l’a ouverte au monde et aux océans, d’abord au Pacifique.

Malgré l’invasion du Tibet, ses conflits territoriaux avec l’Inde et en mer de Chine méridionale, la République populaire de Chine est-elle un État de consolidation de la paix ? On en doute ! La Chine harcèle et fait également pression militairement sur Taïwan. Face à la menace chinoise, le pacte stratégique entre les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Australie a vu le jour en 2021. Aujourd’hui, grâce aux erreurs de Vladimir Poutine, la Chine entraîne la Russie dans une relation de vassalité, tout comme l’Empire chinois l’a fait il y a des siècles avec la péninsule indochinoise. 

En 2017, bien que tardivement, nous avons rompu avec Taïwan et établi des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine, ce qui était correct, sans résoudre un problème essentiel. Les Chinois n’ont pas adhéré au protocole du Traité sur la neutralité du canal parce que Taïwan l’avait fait, un prétexte futile, puisque les deux États font également partie, par exemple, de l’APEC.

Depuis 1979, le Traité de neutralité permanente, convenu par notre pays avec les États-Unis, a joué un rôle plutôt dissuasif face aux menaces stratégiques, selon la phrase « realpolitik »  du général Torrijos à propos du canal qui serait « sous l’égide du Pentagone », tant vilipendé pour son opposition au régime militaire, une situation qui s’illustre avec l’OTAN à laquelle l’Ukraine voudrait adhérer tandis que la Suède et la Finlande y ont réussi. Cette capacité de dissuasion du traité de neutralité a été renforcée grâce à son protocole, auquel ont adhéré quarante États, y compris les grandes puissances maritimes et militaires, même de tendances politiques opposées. Espérons que le ministère panaméen des Affaires étrangères sera bientôt en mesure d’ajouter d’autres puissances telles que la Chine, l’Indonésie, le Mexique, le Brésil, l’Iran, l’Inde et la Turquie. L’adhésion de la Chine au protocole du Traité de neutralité permanente du canal serait un message très fort de respect pour le Panama. 

Nous devons examiner calmement les relations entre le Panama et la Chine et renforcer les relations avec son rival émergent, l’Inde, une économie florissante et une démocratie libérale, un chef de file technologique, qui la surpasse maintenant en termes de population. La visite du président Juan Carlos Varela en Chine (2017) et celle de Xi Jinping au Panama (2018) sont déjà loin. Entre-temps, le gouvernement de Varela a signé des dizaines d’accords de coopération avec la Chine, avec des effets limités. Les échanges commerciaux entre deux puissances aussi inégales sont relativement faibles (en particulier dans la zone franche de Colon). Etait toujours en attente un accord de libre-échange, que le gouvernement de Laurentino Cortizo a tenté de ressusciter, sans succès, depuis 2022. Varela a conclu un pacte avec la Chine selon lequel nous serions un maillon important de la Ceinture et la Route, un accord encore sans effets apparents, dont le renouvellement a été bloqué par le président José Raúl Mulino.

De nombreux États souverains ayant des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine entretiennent des relations économiques actives avec Taïwan et des bureaux commerciaux, ce que le président Varela n’a pas réalisé. Il y a 91 bureaux commerciaux à Taïwan et en Europe, en Afrique, en Asie, en Amérique et en Océanie, alors qu’il est urgent d’en ouvrir au Panama et à Taipei.

L’augmentation de l’influence de la République populaire de Chine dans la région de l’Amérique latine est une source de préoccupation pour beaucoup car elle repose sur une relation de plus en plus forte avec les régimes dictatoriaux qui sont les plus éloignés de la démocratie libérale et de la liberté, à l’exception de Cuba, du Venezuela et du Nicaragua. Les implications géopolitiques sont relativement importantes car l’avancée de la Chine dans la région se produit dans le contexte d’une rivalité croissante et potentiellement dangereuse avec les États-Unis. Nous avons empêché les Chinois d’installer une police clandestine au Panama comme ils l’ont fait dans d’autres pays pour persécuter les opposants chinois, mais nous avons autorisé dans l’Université de Panama l’ouverture de l’Institut Confucius, organisation de propagande d’un État totalitaire, alors qu’il a été exclu de nombreuses autres universités vraiment renommées en Europe, en Australie, aux États-Unis et au Canada.

Le Panama, en tant que clé du Pacifique sur le continent américain avec son canal interocéanique et le principal complexe portuaire d’Amérique latine, est un barrage pour toutes les puissances, en particulier celles qui se trouvent sur les rives du vaste océan. Les tensions croissantes entre une Chine plus agressive sur tous les fronts et les États-Unis, qui menacent même leurs meilleurs alliés, nous obligent à gérer la relation avec la superpuissance et la puissance montante avec plus de prudence pour éviter les dommages collatéraux et profiter d’une situation plus complexe qui évoluera rapidement.

Malgré la présence de la République populaire de Chine au Panama au cours des huit dernières années, personne ici ne l’a jamais vue contrôler le canal interocéanique et ses environs, ni même tenté de le faire, et il n’y a pas non plus un seul soldat chinois sur notre sol. Il n’y a que des entreprises avec des investisseurs privés chinois, comme les « Panama Ports » de comportement déloyal, ou des appels d’offres ont été remportés dans de grands travaux publics tels que le quatrième pont sur le canal. C’est le bilan synthétique que nous pouvons désormais faire calmement, lucidement et prudemment.

4 – Le Panama et cinq siècles d’évolution du bassin du Pacifique. 15 avril 2025[3].

Nous, Panaméens riverains du Pacifique, avons longtemps semblé l’ignorer. Dépositaires exclusifs du canal de Panama – l’une de ses portes fondamentales, au même titre que Singapour en Extrême-Orient –, nous subissons aussi les aléas géopolitiques de cet immense océan qui borde les deux grandes puissances soudainement engagées dans une confrontation intense. La guerre commerciale que le président Trump a déclenchée contre le monde entier semble avoir pour objectif principal de freiner l’ascension fulgurante de la Chine, ce voisin de l’autre côté du Pacifique, qui s’est éveillée avec vigueur il y a déjà quarante ans, après l’effondrement du maoïsme. Résumons à présent cinq siècles d’évolution de la position du Panama dans le Pacifique, devenu progressivement la mer dominante du XXIe siècle.

L’océan Atlantique fut, jusqu’à la seconde moitié du XVIe siècle, une mer ténébreuse, inconnue et dangereuse pour les Européens. L’océan Pacifique, quant à lui, allait se révéler encore plus impressionnant, tant par son immensité que par les difficultés liées à sa navigation et à son exploration. Sa géographie physique ne rappelait rien de ce que les Européens connaissaient alors de la mer Méditerranée – le Mare Nostrum des Romains – ni de sa suite au-delà des Dardanelles, du Pont Euxin (la mer Noire), ni même de l’Atlantique, de nature différente et de taille moindre, dont seules les marges européennes et africaines avaient été explorées, en longeant les côtes. À partir du XVIe siècle, les marins européens vont déployer d’immenses efforts pour mieux connaître le Pacifique, cartographier ses côtes continentales et insulaires, étudier ses courants et ses vents, identifier les dangers de ses fonds marins.

Pendant ce temps, pour l’Extrême-Orient, et plus particulièrement pour la Chine – première puissance mondiale de l’époque –, le Pacifique fut le seul océan qu’elle osa franchir, au XVe siècle, avec les plus grandes flottes jamais vues, celles de Zheng He, atteignant les rives africaines de l’océan Indien, qui baignait les antiques et fastueux royaumes de l’Inde et du Moyen-Orient, ainsi que leurs vassaux d’Indochine, avant que la Chine ne se referme volontairement sur elle-même durant des siècles, rejetant un monde extérieur jugé barbare.

Grâce aux technologies modernes, le Pacifique est aujourd’hui un océan bien connu et la navigation y est plus aisée. La géographie politique de son immense bassin a évolué de manière prodigieuse entre les découvertes faites par les Européens à partir du XVIe siècle jusqu’au XXe siècle, et continue encore aujourd’hui, au XXIe siècle.

Les Européens ont, durant des siècles, déployé les plus grands efforts pour s’approprier, à tous les niveaux, la vaste géographie du Pacifique. Ils ont cherché à l’occuper physiquement et intellectuellement, à l’inscrire sur leurs cartes et atlas nautiques, à nommer ses innombrables accidents géographiques dans les langues des principales puissances, en fonction de leurs navigateurs les plus notoires. L’influence de l’homme sur l’environnement naturel du bassin pacifique a été colossale au cours des cinq derniers siècles. Elle s’est traduite par des impacts sur les populations, la médecine, la couverture végétale, les échanges de plantes et d’animaux qui ont révolutionné l’agriculture sur tous les continents. S’y ajoutent des effets majeurs sur les activités économiques, l’organisation des espaces ruraux et urbains, et une pollution galopante, qui semble incontrôlable.

Alors que les marins portugais s’efforçaient d’explorer et d’exploiter les côtes pacifiques de Malaisie et d’Indonésie dès 1512, à l’autre extrémité de l’immense océan, Vasco Núñez de Balboa, accompagné de ses compagnons espagnols et indigènes, découvrait la mer du Sud en 1513. Peu après débutèrent les expéditions espagnoles dans le golfe de Panama, prélude à d’autres expéditions plus étendues vers le nord et le sud du Pacifique depuis l’isthme panaméen, vers l’Amérique centrale, les côtes colombiennes, et jusqu’au fabuleux empire inca sur les rives de l’Équateur, du Pérou, puis du Chili. Par la suite, ils découvrirent et colonisèrent, à partir du Mexique, les côtes de la Californie, puis plus au nord, les littoraux de la Colombie-Britannique, aujourd’hui le Canada, et de l’Alaska.

L’histoire ne s’arrête pas aux rivages américains de la mer du Sud, où s’élevaient de grandes civilisations et de puissants empires, occupant des millions de kilomètres carrés et peuplés de dizaines de millions d’habitants – faits longtemps ignorés des Européens, tout autant que des peuples d’Asie, d’Océanie, et plus encore d’Afrique. Les navigateurs des puissances européennes – d’abord espagnoles, puis britanniques et françaises – lancèrent de vastes expéditions le long des côtes du Nouveau Monde, qui s’étendirent jusqu’aux régions arctiques. Ils s’acharnèrent à chercher, en vain, le passage maritime rêvé vers l’Orient, sauf en Terre de Feu, à l’extrémité sud de l’Amérique, où s’est produit le premier moment clé de l’épopée balboéenne : le périple de Magellan-Elcano, achevé en 1522, qui inaugura il y a cinq siècles la mondialisation et l’histoire universelle.

Ce furent des efforts gigantesques, menés durant des siècles, avant que les navigateurs et les puissances ne se résignent à la plus évidente des conclusions : l’impossibilité de trouver un passage maritime naturel et direct au cœur de ce vaste continent. Jusqu’à ce qu’ils réussissent à le créer eux-mêmes, dans l’isthme, entre 1881 et 1914. Depuis 2016, nous, Panaméens, avons plus que doublé la capacité de ce canal, aujourd’hui confronté à de nouveaux défis existentiels majeurs. Il ne nous reste qu’à nous unir fermement et à obtenir un soutien international accru afin de surmonter des conflits qui ne sont pas les nôtres et de nous élever rapidement, pour devenir le Singapour – une véritable puissance développée – de la rive américaine du Pacifique.


[1] ACP : Autorité du Canal de Panama : agence gouvernementale en charge de la gestion et de l’exploitation du Canal.

[2] Plus d’informations dans Omar Jaén Suárez, Réflexions sur le Panama et son destin de 1990 à 2024 : www.omarjaen@com.pa

[3] Cf Omar Jaén Suarez : « 500 Ans du Bassin du Pacifique : vers une histoire globale » (Aranjuez-Madrid, 2016).