Quand l’empire chinois devient agressif

Les révolutions que connaît la Chine vont conduire les autorités à un plus grand contrôle social, en interne,  et à une politique  nationaliste  agressive,  à l’extérieur des frontières. Le rachat, annoncé récemment, du groupe suisse Syngenta pour 40 milliards d’euros en fait partie. Par Michel-Henry Bouchet, Skema Business School et Global Equity Management.

Il apparaît, ici et là, des analyses fébriles annonçant le déclin inexorable du « modèle » chinois miné par une triple bulle -immobilière, boursière et bancaire-, et, de plus, pour les moins myopes, par une contradiction inhérente à un développement économique de marché, mais centralisé et sous l’égide d’un  système  politique  d’obédience  communiste.  On  en  veut  pour  preuve  le  déclin  du  rythme « officiel» de croissance du PIB à 6,9% en 2015, soit le plus faible depuis 25 ans, et celui des réserves de change qui, bien que substantielles, ont perdu quelque 500 milliards de dollars depuis la mi-2015 à la suite du soutien aussi vain que coûteux du marché boursier et du cours du yuan. La réalité est en fait plus complexe mais aussi plus inquiétante. La Chine amorce trois révolutions stratégiques simultanées de son modèle de développement.

Trois révolutions stratégiques

La première est bien connue : il s’agit de rééquilibrer les moteurs du développement économique axés depuis trente ans sur une progression insoutenable de l’investissement en infrastructures financées par le système bancaire, formel ou parallèle. La priorité dorénavant est de stimuler consommation et production de services, pour moderniser la Chine et donner à ses classes moyennes l’accès aux biens de consommation qu’elles observent grâce à la vitrine des nouvelles technologies.

La Chine devant le Japon et les États-Unis pour le dépôt de brevets

Cette révolution est bien avancée puisque l’essentiel de la croissance en 2015 provient de la « nouvelle économie », tirée par la consommation et les services : ces derniers, conséquence de la bulle financière, représentent désormais plus de la moitié du PIB. La consommation atteint près de 58% du PIB tandis que l’investissement se réduit à environ 44% de la richesse nationale. La Recherche et Développement est devenue une priorité nationale : son taux atteint plus de 2% du PIB, proche de celui de la moyenne de l’OCDE. Alors que les dépenses de recherche scientifique et technologique de l’OCDE stagnent, celles de la Chine ont doublé entre 2008 et 2012. Depuis lors, la Chine a dépassé les Etats-Unis et le Japon dans le dépôt de brevets.

La relance démographique arrive trop tard

Tout n’est pas simple, toutefois, dans cette transition. L’héritage de la « vieille économie » est lourd : le poids de la dette atteint près de trois fois le PIB, les banques sont lestées de créances non performantes et souvent sous-capitalisées, la surcapacité en production d’acier et de ciment engendre la déflation (et casse la croissance des pays fournisseurs de matières premières en Afrique et en Amérique latine), et le ralentissement économique freine l’intégration des classes encore « prolétariennes » de l’Ouest, même si elles bénéficient de transferts de production que leur vaut un coût de main d’œuvre inférieur à celui de la région côtière.

C’est une course contre la montre ou plutôt contre la démographie, car beaucoup de chinois seront vieux avant d’être riches : la relance démographique impulsée fin-2015 arrive trop tard, le taux de fertilité a chuté à 1,5 enfant/femme, et en 2050 le ratio d’actifs sur retraités sera de 2/1 contre 6/1 en 2000, avec des conséquences dramatiques sur les financements de retraite et sur la productivité.

Des forces centrifuges

Cette révolution concerne indirectement l’Europe car le changement de braquet économique va générer des forces centrifuges : l’inflation va augmenter du fait de l’affaiblissement du Yuan, les écarts de revenus, déjà considérables, vont augmenter ; l’accès aux technologies de communication, même sous le contrôle du pouvoir central, attisent les frustrations. Les autorités chinoises auront recours de plus en  plus  à  la  répression  pour  maintenir  la  cohésion  requise  par  la  restructuration  du  modèle économique, ignorant les appels au respect des droits de l’homme.

La seconde révolution est plus complexe : son enjeu est de limiter la dépendance de sources d’approvisionnement  en  matières  premières  et  aussi  de  réduire  l’incidence  des  surcapacités  de production. Elle a un impact direct sur l’Europe. La Chine investit massivement, à la fois sur les marchés boursiers et directement dans l’industrie européenne, moins protégée que celle des Etats-Unis.

Depuis 2015, les investissements chinois dans l’économie globale dépassent les entrées d’investissements étrangers et atteignent environ 120 milliards de dollars. Les capitaux chinois contrôlent désormais Volvo, mais aussi Saab, ou Putzmeister, symbole du Mittlestand allemand, et plus récemment Intermix dans le secteur cimentier, ou le port du Pirée par Cosco. Les investissements en Asie du sud-est et en Afrique ont pour objectif de transférer des productions moins rentables du fait de la montée des coûts salariaux, ou de contrôler les sources de production de matières premières réimportées en Chine, ou encore de contourner les obstacles commerciaux élevés par les pays de l’OCDE. Le contrôle d’approvisionnements stratégiques se double d’un périmètre d’influence en Afrique et en Europe centrale.

Le centre de gravité de l’économie chinoise se déplace

La troisième révolution est le produit de la seconde : le centre de gravité de l’économie chinoise se déplace à l’Ouest, vers le Yunnan et le Xinjiang et vers les villes du centre de Chengdu et Chongqing, têtes de pont de la stratégie d’influence en Eurasie. Cette révolution concerne aussi l’Europe car la Chine renforce sa stratégie d’influence économique et géopolitique en Asie centrale jusqu’aux marches de l’Europe : cette nouvelle route, non plus de la Soie comme au premier millénaire, mais plutôt la «Belt and Road» ou «Route Economique Eurasie», va s’étendre de la Birmanie à la Turquie et aux pays du Golfe Persique. Elle rassemble 16 pays autour de la Chine. Ce projet transcontinental permettra d’importer gaz, pétrole et minerais et d’exporter des produits finis, tel l’acier pour lequel la Chine est en surcapacité structurelle. Le réseau de communications sera financé par les agences multilatérales… y compris par la Banque européenne d’investissement (BEI).

Au total, l’Europe ne peut faire l’impasse d’une réflexion stratégique d’urgence et concertée. Le maintien de la cohésion sociale en Chine va requérir une double politique, à la fois de contrôle social et de répression, et aussi le recours à une politique nationaliste agressive, à l’extérieur des frontières. L’Empire chinois entend reprendre le rang qu’il avait perdu au XIXe siècle quand sa puissance économique atteignait le tiers du PIB mondial. Henry Kissinger vient de rappeler dans «World Order» que la Chine n’a jamais complètement acquiescé au système international d’Etats indépendants, égaux et souverains dit « de Westphalie », dont elle n’a pas contribué à définir les règles. Elle entend aujourd’hui rétablir sa prééminence commerciale, économique, bientôt financière, et déjà géopolitique.

05/02 – Michel-Henry Bouchet – latribune.fr