Menaces sur Taiwan et répercussions à Washington
Le centenaire de la création du parti communiste chinois à Shanghai sera célébré en Chine le 23 juillet. C’est l’occasion d’une surenchère patriotique – ce qui est normal pour le contexte politique – qui s’accompagne de grande tirades sur la réunification de tous les territoires qui auraient été sous domination chinoise à un moment ou un autre. Outre les prétentions sur la quasi-totalité de la Mer de Chine méridionale, cette dialectique vise directement Taïwan (qui n’a connu que quelques années de domination mandchoue et dont la population d’origine serait austronésienne). Cette menace est désormais prise au sérieux par l’administration américaine[1].
Depuis de longues semaines, des chasseurs ou d’autres avions militaires chinois de plus en plus nombreux viennent se frotter aux limites (informelles) de l’espace aérien de Taïwan (ADIZ). A chaque fois, l’armée de l’Air de l’île doit dépêcher des chasseurs pour les intercepter. Cette obligation d’intervenir use les pilotes et diminue le potentiel (en heures de vol) des cellules aussi bien que des moteurs.
Cette situation est très grave pour Taipei qui ne dispose que d’une flotte très réduite[2] :
– 26 F/RF-5E plus que vieillissants,
– 113 F-16A partiellement reconvertis en F-16V, mais avec un potentiel restreint en heures de vol. Taïwan en espère et attend 56 qui remplaceront en particulier les F-5. La version A est entrée en service en 1980, alors que la version V est moderne. Les kits de conversion modernisent l’avionique, la détection et l’armement, entre autres, mais ne peuvent rajeunir la structure initiale.
– 103 F-CK-1C Ching Kuo indigènes, construits avec l’aide de General Dynamics pour la cellule, de Garrett pour les moteurs et de Westinghouse pour le radar. Il est entré en service dans les années 1990 à 1993.
– 46 M-2000-5EI.
Ces incursions chinoises ne se bornent pas à épuiser les pilotes et le matériel : elles permettent aussi de « tâter » les défenses, d’observer les séquences et les tactiques d’utilisation des radars. La Chine peut se le permettre. Ses forces aériennes comprennent en effet, en se limitant aux seuls appareils récents :
– 235 J-10, comparable au F-16, d’autant qu’il aurait bénéficié de travail israélien sur un F-16 indigène (et amélioré) : le Lavi ,
– 315 J-11 et Su-27, -30 et -35, de conception Sukhoi,
– 19 J-20, de conception chinoise, annoncés comme furtifs et de toute nouvelle génération.
A cet arsenal il faut ajouter les appareils de l’aéronavale, soit :
– 25 J-10,
– 45 J-15 et Su-30 et -33,
sans compter les appareils antérieurs !
Enfin, les appareils chinois peuvent intervenir depuis des bases dispersées sur un vaste territoire tout en couvrant l’île de leur rayon d’action, alors que les appareils de Taïwan ne disposent que de peu de bases, même s’ils sont habitués à opérer à partir de portions d’autoroutes pour assurer leur dispersion.
La dissymétrie des moyens s’observe aussi dans le domaine naval. Taïwan possède 4 frégates lourdes lance-missiles d’un peu plus de 7000 tonnes (les ex-destroyers américains Scott, Callaghan, Kidd et Chandler[3]), 6 frégates de la classe Kang Ding de 3200 tonnes, 10 Cheng Kung et 8 Chi Yang de 4200 tonnes, appuyées par 4 sous-marins (2 Hai Lung de 2600 tonnes et 2 Hai Shih de 1600). C’est loin d’être ridicule, mais c’est bien léger face à une marine chinoise qui met en service l’équivalent de la flotte française… tous les quatre ans ! La Chine dispose comme atout de la plus grande marine dont la force de bataille dépasse 350 navires dont 130 combattants majeurs de surface. Les missiles terrestres tactiques de la Chine ont une portée de 500 km à comparer aux missiles tactiques équivalents dont disposent les Américains sur le théâtre Asie-Pacifique : 300 km. La marine chinoise est organisée en trois flottes correspondant à la Mer du Nord (au sens chinois), à la Mer de l’Est (c’est celle qui est directement opposée à Taïwan) et à la Mer du Sud. Cette dernière flotte n’attaquerait certainement pas Taïwan, étant occupée par les revendications territoriales et maritimes dans sa zone, mais la flotte du Nord n’aurait en face d’elle que des adversaires hypothétiques, le Japon et la Corée du Sud.
Beijing pourrait donc protéger sa flotte de débarquement par une quinzaine de frégates lourdes, dont 2 type-055 de 10000 tonnes[4], et une bonne partie de ses 5 à 8 sous-marins nucléaires d’attaque augmentés de plusieurs douzaines de sous-marins classiques. Sans même faire appel aux porte-avions, ni aux missiles DF-21D[5] censés couler spécifiquement les porte-avions américains, l’inventaire est impressionnant.
Comme le rappelle le lieutenant-colonel Denis Balasko[6], ancien attaché terre à Pékin et Hong Kong désormais retraité, si les capacités en missiles en antimissiles et en guerre électronique de la Chine ont fait l’objet d’une grande attention, les améliorations des moyens d’assaut aérien et des forces spéciales n’ont pas reçu la même attention occidentale. Or la saturation est possible de la part d’un pays-continent de près d’un milliard et demi d’habitants face à une petite entité de 25 millions d’âmes. Dans un jeu de guerre récent la simulation d’un conflit à Taïwan a montré des pertes effroyables mais, si la Chine arrivait à mettre pied sur l’île, les États-Unis se trouveraient face à une situation de devoir reconquérir le terrain comme à Iwo-Jima[7]. Une riposte initiale des États-Unis inclurait l’utilisation des missiles Patriot en défense aérienne et contre les missiles ainsi que l’action des sous-marins. Ceux-ci se sont montrés brillants lors de plusieurs conflits passés. Cependant le volume de feu que la Chine pourrait lancer saturerait les défenses disponibles. Même avec une efficacité totale des missiles Patriot, des centaines de missiles chinois traverseraient la défense. Dans le wargame, la Chine pouvait lancer de 15 à 20 tentatives de débarquement et prendre pied sur 16 territoires, plages ou aéroports. Elle y organiserait alors des positions défensives pour interdire l’accès aux forces alliées. Dans ce cas, la seule méthode pour introduire des forces militaires américaines sur l’île[8] pourrait bien être par un assaut aérien, un parachutage. La présence américaine servirait un autre objectif que militaire : un objectif politique. Une fois que des soldats américains seraient sur le sol de Taïwan, y lancer des missiles présenterait pour la Chine un risque de guerre très supérieur car alors des soldats, donc des citoyens et électeurs américains, seraient tués.
La Chine n’a aucun intérêt à ce que l’affrontement prenne une forme directement militaire. D’ailleurs, dans l’art stratégique chinois, la victoire militaire est la plus coûteuse, donc la moins intelligente des victoires. Tout l’art est d’amener la victoire sans combat. Or, même dans une situation moderne qui ne ressemble guère à l’affrontement des « Royaumes combattants », les stratèges chinois ont réfléchi aux moyens de contourner le combat sur le terrain. C’est le sens de « La guerre hors limites »[9]. Il faudrait donc s’attendre à des manœuvres de confusion et d’intoxication, des dénis de service, des attaques cybernétiques visant des centres de commandement, de maîtrise de l’énergie – voire de l’eau – dont l’attribution à un pays coupable précis ne serait – au mieux ! – pas immédiate. Les dégâts matériels et même humains pourraient d’ailleurs se montrer catastrophiques : des Tchernobyls multiples et des hôpitaux et secours sans électricité, par exemple. Rien à voir avec un objectif « zéro mort » qui ne touche que les Occidentaux. Autre exemple littéraire de guerre « contournée », le roman « Cybermenace » de l’écrivain à succès Tom Clancy[10]. Il est d’ailleurs inquiétant que l’auteur, généralement très bien informé, n’ait pu imaginer un « happy end » qu’au prix d’hypothèses invraisemblables.
Dans un climat pacifique, cette asymétrie n’inquiéterait pas. Malheureusement, la Chine a récemment accumulé des outrances verbales qui témoignent d’une agressivité mal contenue. Que l’on songe au langage peu diplomatique (« petite frappe » ou « hyène folle »)[11] envers un chercheur travaillant pour un think-tank reconnu[12], de l’ambassadeur Lu Shaye classé comme un « loup guerrier » qui s’est aussi opposé au voyage à Taïwan d’une délégation sénatoriale française. Pire, des disputes en Mer de Chine méridionale menacent d’aboutir à des pertes humaines quand des garde-côtes philippins se trouvent affrontés par 200 bateaux paramilitaires chinois (photographiés en disposition de ligne de barrage) près du récif Whitsun[13] à 320 km de l’île de Palawan, à l’intérieur de la ZEE philippine.
Ces outrances donnent l’impression d’une politique de « va-t-en guerre » qui exige, en réponse, quelques mesures de précaution. Or c’est le moment où le Congrès américain doit examiner le plan d’équipement sur 30 ans de la Marine. Celle-ci abandonne l’objectif d’une marine de 355 navires. La fourchette visée se situe entre 321 à 372. L’hypothèse basse contredit l’objectif affiché de pouvoir contrer les menaces simultanées de la Chine et de la Russie. Elle ne correspondrait qu’aux seules exigences financières. Cependant à ces navires dotés d’équipages pourraient s’ajouter un certain nombre – de 77 à 140 – de vaisseaux, tant de surface que sous-marins, qui ne seraient pas dotés d’équipages. Dans ce cas, l’arsenal total pourrait comporter 398 à 512 vaisseaux.
Seraient conservés 9 à 11 porte-avions, 8 ou 9 porte-hélicoptères, 16 à 19 navires d’assaut de moindre taille, 63 à 65 combattants de surface de gros tonnages et 66 à 72 sous-marins nucléaires d’attaque. Les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins resteraient 12. Ce document se focalise toujours sur la guerre sous-marine. L’accroissement de l’arsenal sous-marin n’augmenterait cependant pas avant la fin des années 2030 quand la livraison des sous-marins nucléaires balistiques de la classe Colombia s’arrêtera. Le document maintient un engagement à mettre en service en plus grand nombre de petits combattants de surface afin de permettre à la flotte de principaux vaisseaux de ne mener que les missions les plus complexes nécessitant les capacités supérieures de leurs capteurs et de leurs armes. En particulier le document continue à appuyer les porte-avions nucléaires mais note qu’un concept nouveau de porte-avions léger continue d’être étudié et analysé afin d’évaluer leur potentiel à exécuter des missions distribuées sur des théâtres navals plus nombreux. Le document s’intéresse aussi aux vaisseaux auxiliaires comme les navires de surveillance océanographique ou les navires de réparation de câble transocéaniques (deux sont requis alors qu’un seul existe). Le document liste enfin des besoins annexes comme celui de cargos et réclame la possibilité d’en acheter cinq d’occasion[14].
Parmi les dispositions qui heurtent certains membres de Congrès (tant démocrates que républicains) se trouve la sortie d’inventaire de plusieurs navires de combats importants. Le plan précise aussi les retraits attendus de navires américains : on attend particulier le retrait de 7 croiseurs alors que deux d’entre eux étaient prévus comme réutilisables après refonte mais il s’avère que cette refonte est à la fois plus compliquée et beaucoup plus chère qu’il n’était envisagé. Sont aussi prévus pour retrait quatre Littoral Combat Ships alors que le Congrès refuse d’en retirer 2 ainsi que 2 sous-marins nucléaires d’attaque. Le 17 juin, le président Joey Courtnay du sous-comité sur la puissance maritime et la projection des forces a regretté que le document ait été présenté trop tard pour l’audience de ce jour.
La marine insiste que les croiseurs doivent partir. En effet l’argent nécessaire pour les garder sera mieux utilisé ailleurs. Parmi les députés l’opposition à ce projet maintient que les 122 cellules de lancement vertical de missiles, pour des missions offensives et défensives, rendent ces navires indispensables, le vice-amiral Jimmy Kilby sous-chef des opérations navales prétend qu’il y a plus que ces cellules de lancement vertical : c’est le système de capteurs dont la fiabilité est maintenant sujette à caution en raison de l’âge de cette classe, arguant de son expérience personnelle en 2017 sur le croiseur Lake Champlain. D’après lui conserver les sept croiseurs sur une période de cinq ans coûterait à la marine 5 milliards de dollars, les maintenir sur deux ans coûterait 2,78 milliards. Quant à compléter les améliorations prévues sur les deux croiseurs cités Hue et Anzio cela coûterait 1,5 milliards. La demande de budget exprimé par la marine ne tenait pas compte de défense pour ses sept navires et annulait même la commande d’un nouveau destroyer de la classe Harley Burke III. En fait ces destroyers ont un âge moyen de 32 ans, quatre ayant même dépassé 34 ans, alors que leur durée prévue était limitée à 30 ans[15].
Quel pays pourrait gagner à une confrontation dure ? Aucun. En particulier, les dépenses de guerre ruineraient la Chine au moment où celle-ci doit faire face à son vieillissement combiné à une dissymétrie démographique[16] en ayant toute une protection sociale à établir. Il est donc essentiel qu’elle comprenne qu’en s’aliénant les sympathies de tous, elle prend le risque d’un isolement commercial qui briserait son ascension économique, le marché intérieur n’ayant pas les capacités financières d’absorber une production prévue pour l’exportation. On peut espérer que, dans le cas d’une confrontation, même l’Allemagne – qui met actuellement la priorité plutôt sur ses exportations vers la Chine (elle est le seul pays de l’UE à avoir une balance commerciale positive vis à vis d’elle !) que sur le respect des principes moraux et démocratiques – se tiendrait du côté non seulement occidental mais international (puisque le jugement de la Cour de La Haye a formellement condamné la position chinoise en Mer de Chine méridionale). Si la Chine comprend qu’en exagérant elle ne gagnera que la haine et l’isolement, l’estimation de ses intérêts la fera s’arrêter[17] : c’est en cela que l’unanimité des pays occidentaux est nécessaire. Mais ne mésestimons pas le poids des considérations intérieures sur la politique étrangère chinoise : le centième anniversaire de la fondation du parti communiste chinois tombe maintenant, et c’est forcément l’occasion d’une rhétorique de surenchères.
Denis LAMBERT
[1] Robert BUNS, « US military cites rising risk of Chinese move against Taiwan”, https://www.militarytimes.com/flashpoints/2021/04/07/us-military-cites-rising-risk-of-chinese-move-against-taiwan/ du 7 avril 2021.
[2] 2021 World Air Forces, Flight international, à partir des données fournies par Cirium.
[3] Ils faisaient initialement partie d’une commande… du Shah d’Iran.
[4] « La Chine met en service le nouveau destroyer de type 055 », https://www.corlobe.tk/article48150.html du 26 mars 2021.
[5] La Chine teste son missile « tueur de porte-avions », https://www.corlobe.tk/article47448.html du 28 août 2020.
[6] Todd SOUTH, « What war with China could look like », https://www.militarytimes.com/news/your-army/2020/09/01/what-war-with-china-could-look-like/ du 1 septembre 2020
[7] Qui a laissé le souvenir d’un affrontement acharné particulièrement sanglant, la conquête finale étant illustrée par le monument de Washington que connaît tout Américain.
[8] Les Etats-Unis entretiennent des troupes sur les territoires du Japon et de la Corée du Sud, mais pas à Taiwan.
[9] QIAO Liang, WANG Xiangsui, « La guerre hors limites », éditions Payot et Rivages pour la traduction de 2003. Ecrit par deux « colonels seniors » de l’Armée populaire de libération, donc avec l’assentiment officiel, l’ouvrage est sorti en Chine en 1999.
[10] Tom CLANCY, « Cybermenace », Albin Michel (2013). L’original, publié par Berkley en 2012 porte le titre plus explicite de « Threat vector ».
[11] Richard ARZT, « Lu Shaye, l’ambassadeur qui prouve que la diplomatie chinoise passe à l’offensive »,
https://www.slate.fr/story/206594/chine-france-diplomatie-chinoise-offensive-ambassadeur-lu-shaye-antoine-bondaz-insultes-twitter-convocation-quai-orsay du 27 mars 2021.
[12] Antoine BONDAZ, de la Fondation pour la Recherche stratégique, dont la jeune expertise a ainsi reçu une publicité à laquelle ne songeait pas l’ambassadeur !
[13] « Les Philippines accusent la Chine d’«incursion» dans une zone maritime », https://www.lematin.ch/story/les-philippines-accusent-la-chine-dincursion-dans-une-zone-maritime-393960663474 du 21 mars 2021.
[14] Megan ECKSTEIN, “Navy releases long-range shipbuilding plan that drops emphasis on 355 ships, lays out fleet design priorities”, https://www.militarytimes.com/naval/2021/06/17/navy-releases-long-range-shipbuilding-plan-that-drops-emphasis-on-355-ships-lays-out-fleet-design-priorities/ du 17 juin 2021
[15] Megan ECKSTEIN, Joe GOULD, « Lawmakers crunching the numbers on potential surface Navy additions to FY22 spending plan”, https://www.defensenews.com/naval/2021/06/17/lawmakers-crunching-the-numbers-on-potential-surface-navy-additions-to-fy22-spending-plan/ du 17 juin 2021.
[16] par avortement sélectif des bébés filles après échographie.
[17] Mais pas revenir en arrière car ses dirigeants savent qu’ils n’y survivraient pas. D’où l’intérêt d’arrêter la Chine au plus tôt.