Pourquoi la méprise de Poutine ?
Poutine est aux commandes de la Russie depuis l’été 1999 (d’abord comme chef du gouvernement d’un Eltsine devenu insignifiant) et a connu très vite, par sa fermeté, une popularité incontestable due à son action et au ressentiment de la population envers les oligarques auxquels il faisait rendre gorge.
Cependant il en a « adoubé » certains qui lui doivent leur position privilégiée et leur richesse. Mais les sanctions risquent peut-être de changer la donne ? On peut penser que c’est à ce moment-là que Poutine s’est forgé un certain nombre de convictions, dont celle que l’Ukraine n’existait que comme “petite Russie”. Encore persuadé que la partie orientale restait totalement nostalgique de la Russie (et donc opprimée par les Occidentaux) il comptait en février que le reste du pays resterait vaguement neutre. Erreur.
En effet, en 2000, 55 ans seulement séparaient la population de la fin d’une guerre qui aura vu la partie est de la région se joindre aux soviétiques contre le nazisme alors que la partie ouest, nostalgique de la domination autrichienne qui avait été beaucoup plus douce que celle de l’URSS, faisait le choix inverse et participait peu ou prou à la Shoah par balles. Aussi, à partir de 1945 après le retour de la domination stalinienne, il n’était pas question d’un quelconque nationalisme possible : ceux qui vivaient mal le retour dans l’URSS n’avaient d’autre choix que de se taire pour éviter d’être accusés de nazisme – accusation qui reste courante dans la bouche de Poutine, né en 1952.
Une génération est passée : celle des participants à la guerre. Puis une autre : celle de leurs fils n’ayant connu que l’enseignement soviétique consécutif à la « Grande Guerre Patriotique ». Cet enseignement a cessé en 1991 et ceux qui avaient terminé leurs études en 1991 ont maintenant plus de 50 ans. Ils avaient l’âge d’être en première ligne à l’avènement de Poutine – mais n’en auraient pas eu la motivation. Il semble que Poutine en soit resté à cette idée.
Depuis 1991, les programmes scolaires et universitaires sont axés sur la constitution d’une nation. En 30 ans, de tels efforts portent leurs fruits. Tous les moins de 35 ans n’ont connu d’enseignement que celui qui exaltait l’indépendance. Ils ont beaucoup entendu parler des pénuries, des queues, des difficultés diverses attribuées à l’ère soviétique alors qu’ils voient, en particulier par Internet, l’essor prodigieux des économies polonaise, slovaque, roumaine (pour ne parler que des frontalières)… renflouées à grands frais par l’Union européenne. La propagande russe ne peut contrecarrer la masse d’images et d’informations venant du Net mais aussi des téléphones portables1 . Même si Poutine coupait ces sources, des informations seraient encore transmises par la diaspora. Inversement ces mêmes portables alimentent des sites dédiés2 à la mise en accusation des troupes russes en photos de matériels détruits ou abandonnés ainsi qu’en vidéos de bombardements. Même si ce conflit redonne à Poutine une légitimité auprès de la majorité des Russes, il est significatif que de nombreux citoyens de tous âges descendent dans la rue pour protester.
Les Ukrainiens de l’extrémité orientale restent certainement majoritairement persuadés de leur appartenance au monde russe, mais même les russophones du reste du pays ont cessé de partager cette conviction, du moins parmi la jeunesse. L’église orthodoxe n’est même plus un élément d’unité (qui d’ailleurs rejetterait les uniates de l’ouest) puisque elle a elle-même éclaté. Une église orthodoxe ukrainienne autocéphale3 a été créée en 2018, et reconnue par le patriarcat de Constantinople l’année suivante. Mais avec les combats, une partie de l’église restée sous l’autorité de Moscou s’en est détachée en raison de l’attitude (et des invectives) du patriarche Cyrille (ou Kirill) de Moscou inféodé à Poutine et s’est rapprochée du patriarcat de Constantinople. Voilà qui met à mal la prétention de Moscou à constituer la troisième Rome.
En 2000, peut-être même jusqu’à l’humiliation de 2014, le calcul de Poutine sur la passivité des Ukrainiens aurait été bon. En 2022, il s’est avéré faux. Contrairement aux jeux vidéo, il n’est pas possible d’appuyer sur un bouton « reset » pour retrouver la situation au 23 février. Il faut donc trouver une solution pour arrêter cette guerre tout en sachant que Poutine ne peut se permettre de trop perdre la face. Une grande modération est donc nécessaire, mais sans compromettre la fermeté sur les principes. Quos vult perdere, Jupiter dementat, mais il n’est pas forcément intelligent de le crier hautement.
Le président Zelensky semble maintenant enclin à comprendre qu’inscrire la volonté d’entrer dans l’OTAN (et à une moindre mesure dans l’UE) dans la Constitution ukrainienne revenait à agiter un chiffon rouge accompagné de pétards et de feux de Bengale devant les cornes d’un taureau. Surtout que Mikhaïl Gorbatchev n’aurait jamais retiré ses troupes de RDA s’il n’avait obtenu l’assurance que l’OTAN ne progresserait pas vers l’est. Il est probable que la perte d’une partie du Donbass est aussi tolérable pour l’Ukraine : mais quelle partie ? Où mettre de nouvelles frontières quand on veut respecter à la fois deux principes inconciliables, la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et l’intangibilité des anciennes frontières ? Même le référendum pose problème, les deux parties récusant la participation d’une partie de l’électorat de l’autre. Et que se passerait il si Poutine ne se contentait pas de ces proies et exigeait Odessa au cas où il réussirait à la prendre rapidement ? D’une part l’Ukraine perdrait un port essentiel, d’autre part le conflit gelé de la Transnistrie deviendrait très vite brûlant et le centre de guerre serait seulement déplacé.
De toute façon, l’équilibre international ne sortira pas indemne de cette méprise et de la catastrophe qui en découle : sachons au moins être lucides quant à notre nécessité de disposer de moyens de nous défendre et de protéger notre civilisation même en conditions (très) dégradées. Notre résilience doit devenir enfin un objectif primordial.
Denis LAMBERT
- Le fait que les relais n’aient pas été attaqués systématiquement a été attribué à une insuffisance des transmissions propres des troupes russes d’invasion. Ce fait est d’autant plus étonnant que la lutte dans le domaine électromagnétique est préparée depuis longtemps en Russie, ce qu’ont prouvé les matériels soviétiques exposés en de multiples occasions.
- Par exemple https://www.oryxspioenkop.com/
- Son primat est le métropolite Epiphane, siégeant « au nom de Kiev et de toute l’Ukraine »