Positionnement des pays de la zone Indopacifique face au conflit ukrainien

Source : ONU

Il est difficile aujourd’hui d’évaluer les répercussions à long terme de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Tout au plus, peut-on tenter d’estimer le poids des amitiés traditionnelles face aux alliances de circonstances, les calculs et stratégies de long terme comparés à l’évaluation des intérêts à court terme. Même si la situation évolue de jour en jour à mesure que le conflit dure, voire s’enlise, les résultats du vote du 2 mars aux Nations-Unies peuvent constituer un point de départ.

  • Vote de la Résolution du 2 mars 2022 à l’Assemblée Générale des Nations Unies

La résolution, non contraignante, coparrainée par 96 Etats-membres, déplore l’« agression » commise par la Russie contre l’Ukraine et « exige que la Russie cesse immédiatement de recourir à la force contre l’Ukraine ».

Ce texte a été adopté par 141 votes « pour », 5 votes « contre » (Russie, Biélorussie, Érythrée, Corée du Nord et Syrie) et 35 abstentions. Si les votes « contre » la résolution ne surprennent pas, c’est l’analyse des  abstentions qui présente un intérêt particulier. Nous présenterons, ici, quelques éléments majeurs qui méritent d’être soulignés.

  1. Les Etats qui se sont abstenus

Parmi les 35 abstentions figurent deux « poids lourds » de l’Indopacifique, la Chine et l’Inde. Au sein de l’ASEAN, seuls le Laos et le Vietnam se sont abstenus.

  • La position d’équilibriste de la Chine

La Chine est encore trop dépendante du reste du monde du point de vue énergétique et commercial pour apporter un soutien direct à la Russie. Par son abstention, elle a préféré montrer une neutralité de façade, sécuriser ses approvisionnements avec la Russie, prête au double jeu.

A l’occasion de l’ouverture des Jeux Olympiques (JO), le 4 février, Xi Jinping et Vladimir Poutine ont souligné « leur amitié sans limite », leur entente « solide comme un roc » mais aujourd’hui leur perspective de coopération opérera-t-elle dans une relation de confiance ou de défiance ?

Si les préparatifs d’invasion de l’Ukraine par la Russie étaient évidents, on s’accordait à penser que le passage à l’acte, s’il devait arriver, n’interviendrait qu’après la fin des JO. Après l’annonce, le 21 février, par la Russie de la reconnaissance de l’indépendance des deux républiques populaires autoproclamées de Louhansk et de Donetsk, et de son intention d’intervenir « en faveur de la paix » dans ces territoires, la Russie a commencé l’invasion du territoire ukrainien le 24 février soit après la clôture des jeux olympiques en Chine.

Alors que la Chine avait limité les importations de blé à certaines régions de Russie à cause de problèmes sanitaires, le 25 février, la Chine a levé ces restrictions. La Russie semble demander un soutien financier à la Chine, entre autres, pour contourner les sanctions internationales en utilisant le yuan. La réponse de la Chine n’est pas connue. La Russie pourra-t-elle à long terme compter sur le soutien chinois ?

Plusieurs étapes semblent pouvoir être dégagées dans les positions chinoises :

  • Une stricte neutralité basée sur le rappel de l’attachement chinois au droit international et à la paix, au respect de la souveraineté.
  • De timides propositions et des appels au dialogue, d’autant que  l’Ukraine aurait fait appel à la Chine pour être le médiateur de paix dans ce conflit, selon la Chine.
  • Une position de plus en plus difficile compte tenu, d’une part, des appels de son allié ukrainien (la Chine est le premier partenaire commercial de l’Ukraine avec achats agroalimentaires et miniers, investissement dans les télécommunications, investissement  dans les transports, port accord signé en 2021). La Chine voyait l’Ukraine comme un important hub logistique sur les « Nouvelles routes de la soie » et donc une porte d’entrée en Europe. Les destructions causées par la Russie sur les infrastructures ukrainiennes sont contrariantes. La Chine est sous la menace des sanctions économiques occidentales à l’instar de la Russie si elle soutenait trop ouvertement la Russie. D’autre part, la Russie lui lance des appels à l’aide pour contourner les sanctions économiques occidentales (aide économique et équipements militaires) et la Chine a intérêt à respecter le contrat d’achat de pétrole et de gaz russes.

Après 4 semaines de guerre en Ukraine, qu’en est-il aujourd’hui ?

On remarquera que trois des Etats d’Asie centrale (l’Ouzbékistan, le Turkménistan) et du Caucase (l’Azerbaïdjan) n’ont pas voté le 2 mars aux Nations-Unies, prenant ainsi quelques distances vis-à-vis de Moscou. L’Ouzbékistan a précisé le 17 mars qu’il ne reconnaissait pas les deux nouvelles républiques indépendantes du Donbass, et qu’il appelle fermement à une résolution diplomatique du conflit, s’éloignant ainsi encore davantage d’un soutien à la Russie.

Le Kirghizstan, le Tadjikistan et le Kazakhstan se sont  abstenus. Or, lors de la crise de début janvier au Kazakhstan, l’aide apportée par Moscou via les forces de l’OTSC et les échanges entre la Russie et la Chine avaient pu être interprétés comme une certaine « répartition des tâches » entre Chine et Russie.

A l’issue de l’entretien téléphonique Joe Biden-Xi Jinping le 18 mars, le communiqué diffusé par Pékin, rappelle le souhait américain de ne pas relancer « une nouvelle guerre froide », ni de nouer des alliances contre la Chine, ni de soutenir l’indépendance de Taïwan. Le communiqué américain, beaucoup plus bref, confirme le maintien de sa politique sur Taïwan et son « opposition à tout changement unilatéral dans le statu quo », tout en essayant de ne pas « menacer » publiquement Pékin en cas d’une aide matérielle à la Russie.

La Chine oscille donc entre deux positions :

  • Prendre le risque de perdre le soutien russe ou se placer clairement dans une position antioccidentale ? Si la Russie se plaçait dans une position de dépendance vis-à-vis de Pékin, la Chine pourrait envisager une position de leader des dictatures avec une Russie « vassalisée ». Mais elle ne peut pas s’exposer à d’éventuelles sanctions économiques occidentales qui pèseraient sur son économie. La perspective du XXème Congrès du PCC et d’éventuelles difficultés intérieures pèseront aussi dans le choix qui sera décidé.
  • Les réactions face à l’agression russe en Ukraine sont aussi étudiées avec attention à Pékin en liaison avec la question de Taïwan. Si dans un premier temps, l’invasion de l’Ukraine aurait pu être interprétée comme un encouragement à une aventure militaire sur Taïwan, les difficultés rencontrées par Moscou, la résistance ukrainienne et la rapidité inattendue des sanctions prises par l’Occident y compris par le Japon, l’Australie et la Corée du sud contre la Russie sont un signal pour la Chine qui n’ignore pas l’intense mobilisation de la population taïwanaise.

Pékin pourra-t-il maintenir longtemps son « double jeu » diplomatique ? (Dorian Malovic, La Croix, 16 mars 2022). Des intellectuels chinois auraient appelé à retirer le soutien à la Russie afin de ne pas mettre en péril le développement économique chinois basé sur des échanges avec les Etats-Unis (pour 750 Milliards de US$) et avec l’Europe (pour 600 milliards de US$), contre 150 milliards de US$ avec la Russie. Le 14 mars, à Rome Jack Sullivan, conseiller national à la sécurité du Président Biden a tenté de convaincre Yang Jiechi, responsable des relations internationales du PCC de renoncer à aider Moscou à contourner les sanctions économiques occidentales. Le 21 mars, l’Ukraine a demandé une nouvelle fois à la Chine de « jouer un rôle important » pour trouver une solution au conflit.

Pragmatique, Xi Jinping ne veut pas se trouver aux côtés d’un pays en conflit avec la majorité du monde, il a besoin du marché américain même s’il récuse la toute-puissance américaine basée sur un affichage de principes démocratiques. Mais il refuse de soutenir l’invasion de l’Ukraine et le chaos qui risque de suivre. D’où sa « valse-hésitation ».

Le contexte peut paraître, une bonne opportunité pour la Chine, avec la Russie dans une position de dépendance et avec une Europe affaiblie économiquement, d’occuper une première place sur la scène internationale.

  • Inde : comment rester « non-alignée » ?

La position de l’Inde est aussi complexe. Trop souvent  mis en accusation, son gouvernement ne voulait probablement pas faire le jeu d’un Occident inamical, dont l’Inde s’est certes rapprochée, mais sans rompre avec une Russie sur laquelle elle s’est longtemps appuyée (et continue de le faire, par exemple dans le nucléaire et la défense). Enfin, elle souhaite la protection de la Russie face à l’expansionnisme de la Chine dans l’Océan indien et ne désire pas envenimer  une situation déjà difficile avec celle-ci.  

Depuis l‘indépendance en 1947, en dépit d’un non-alignement revendiqué, l’Inde a pu compter sur le soutien diplomatique russe face au Pakistan dans son conflit au Cachemire et face à la Chine dans son conflit territorial sur l’Himalaya. La Russie est aussi son principal fournisseur d’armement. En outre, durant les années de Guerre froide, un fort sentiment antioccidental, voire anti-américain liait les deux états. Lors du sommet de l’Union européenne sur l’Indopacifique à Paris le 22 février dernier, le Ministre indien des affaires étrangères laissait prévoir ainsi l’abstention indienne sur le vote du 2 mars : « on ne peut réduire la diplomatie aux fournitures d’armes et à des condamnations…la situation en Ukraine résulte d’un enchaînement complexe de circonstances sur les 30 dernières années…l’Inde recherche une solution diplomatique… ».

Le 14 mars, on apprenait que l’Inde a acheté des hydrocarbures russes à prix réduit (25 US$ le baril) et d’autres matières premières, avec un règlement dans un système roupie/rouble. Déjà en février, l’Inde avait multiplié par 4 ses importations de pétrole russe. En outre, l’Inde, deuxième producteur de blé mondial (pour 14%) va profiter de la hausse des cours en raison du manque de blé ukrainien et a entamé des discussions avec la Turquie, la Chine, l’Iran, différents Etats d’Afrique du nord.

Historiquement dépendante de la Russie pour une grande partie de son armement (jusqu’à 85%), elle est aussi un des premiers acheteurs d’armements français en Asie : 36 Rafales commandés en 2016, hélicoptères Panther, 2 sous-marins Scorpène, et elle est considérée par le Président Macron en 2018 comme le « Premier partenaire stratégique » de la France dans la région et a participé à l’exercice Varuna en 2019.

En tant que membre du QUAD (avec l’Australie, les Etats-Unis et le Japon), elle participe régulièrement aux exercices Malabar depuis 2015 auquel la France s’est jointe en 2020. Mais cette position doit surtout se comprendre par rapport à « l’encerclement » de la Chine depuis que les navires chinois vont à Karachi. L‘Inde a été l’un des premiers pays à alerter contre la stratégie du « Collier de perles ». Elle milite donc pour un « Indopacifique libre et ouvert » et souhaite que le QUAD reste une alliance centrée sur la sécurité, la prospérité et la stabilité de la zone.

Mais l’Inde peut-elle se maintenir au sein du QUAD, aux côtés de l’Australie, du Japon et des Etats-Unis ? Dans le contexte actuel, il lui sera difficile de préserver des relations étroites avec la Russie « à terre » tout en s’alliant aux Occidentaux face à la Chine « sur les mers ».

Seul membre du MNA (Mouvement des Non-alignés) à s’être abstenu, l’Inde  est écartelée entre la Russie son allié historique qui tente de se rapprocher de son ennemie la Chine, les pressions occidentales surtout celles des Etats-Unis  et ses partenaires du Pacifique.

On remarquera que la Chine comme l’Inde ont intérêt à défendre l’intégrité territoriale des Etats, à cause du Tibet pour l’une, et à cause Cachemire pour l’autre. Cependant elles partagent une hostilité commune par rapport au système international mis en place par l’Occident, voire un ressentiment par rapport au passé colonial (les « humiliations » serinées par Xi Jinping, et aujourd’hui reprises par Vladimir Poutine). Certes l’agression russe a été brutale et cela explique le niveau de soutien à cette résolution des Nations Unies  (141 votes favorables sur 193), mais ne doit-on pas considérer que ce n’est qu’une confirmation de la tendance amorcée en 2014 au moment de l’annexion de la Crimée (100 votes favorables et 11 contre sur 191) ?

  • Autres abstentions de l’ASEAN

Tous les Etats membres de l’ASEAN ont vote pour la résolution sauf deux pays, le Laos et le Vietnam  qui se sont abstenus.

Ces deux pays ont des liens historiques forts avec la Russie mais surtout sont aujourd’hui  dépendants de la Russie pour l’approvisionnement et la maintenance de leurs équipements militaires.

Le Laos a inauguré, en décembre 2021, le TGV entre Kunming et Vientiane, élément de désenclavement et élément de la « Nouvelle route de la soie »  avec son partenaire chinois, TGV qui devrait se poursuivre jusque Singapour.

L’Asean, néanmoins, n’a pas explicitement condamné la Russie dans ses déclarations. La Thaïlande s’est, par ailleurs, déclarée « neutre sur la question russo-ukrainienne » tenant compte de leur longue et bonne relation. Bien que le vote du Myanmar a l’ONU (représenté par l’ancien gouvernement)  a été « pour » les sanctions contre la Russie, la Junte militaire en place est le seul membre de l’Asean a ouvertement défendre l’agression en Ukraine compte tenu de son besoin en armement d’origine russe et chinois.

  • Abstentions africaines

Si la côte est africaine s’est majoritairement  abstenue, ceci est à mettre en relation avec  la relation de longue date de nombreux pays africains avec la Russie sur le plan économique, politique et militaire et aujourd’hui avec la Chine dans le cadre du projet BRI et de ses implantations en cours ou à venir.

Cependant, ont voté pour la résolution la Somalie, le Kenya, l’Ile Maurice et Djibouti bien que la Chine ait depuis 2017 une base à Djibouti. Le représentant de Djibouti a toutefois dénoncé la différence de traitement mis en place entre les refugies ukrainiens, et ceux fuyants les conflits du Moyen-Orient et d’Afrique.

A noter encore, le vote de l’Erythrée « contre » la résolution. La base d’Assab, occupée jusqu’à présent par les Emirats Arabes Unis qui s’en désengagent, serait-elle à renégocier ?

En conclusion, on constate que ceux sont les pays piégés par des intérêts conflictuels qui ont fait le choix de l’abstention. Ce choix est purement basé sur les intérêts économiques de chacun, sur les relations clients, sur les intérêts militaires, sur la peur du voisin mais en aucun cas sur des valeurs morales relatives à l’invasion en Ukraine. Cela nous force à constater également que l’influence de la France sur la scène africaine continue à se réduire au profit de la Russie et de la Chine.

Lors de l’assemblée générale, le 24 mars, l’ONU a voté, avec des résultats similaires sur une nouvelle résolution non contraignante, exigeant la cessation immédiate de la guerre. Sera-t-elle  suivie d’effets ?

Institut du Pacifique

29 mars 2022