A propos des « Nouvelles Routes de la Soie »
Le troisième forum organisé par l’IRIS sur les « Nouvelles routes de la Soie » s’est déroulé le 19 décembre 2019 à l’UNESCO, devant les nombreux participants (diplomates anciens ou actuels, étudiants, quelques industriels et de simples passionnés de Géopolitique, de nombreux Chinois étant présents) que les grèves n’avaient pas réussi à rebuter. Grèves dont l’ex-vice-ministre aux Affaires étrangères Kong Quan – passé par l’ENA – s’est fait un plaisir de souligner combien elles sont incompréhensibles pour l’opinion chinoise (remarque qu’un diplomate chinois n’aurait jamais prononcée il y a quelques années). Un certain nombre d’idées ont été présentées ou rappelées à cette occasion . La présente note ne vise ni l’exhaustivité ni l’exact résumé des interventions, mais s’appuie sur les présentations pour dégager quelques conclusions.
Voilà déjà six ans que la première annonce de cette initiative « de la ceinture et de la route » (BRI : Belt and Road Initiative, son dernier nom après OBOR, One Belt, One Road) a été faite par le président Xi, six ans pendant lesquels d’innombrables projets ont été annoncés, sans qu’un cadre formel en ait été dévoilé. Nombre de ces projets préexistaient d’ailleurs à la déclaration, dont le génie a été de réunir l’ensemble sous un nom évocateur et prestigieux.
Juger la BRI n’est pas une mince affaire. Son importance ne peut nous échapper puisque la Chine représente notre second partenaire économique derrière l’UE. L’Union favorise les coordinations ouvertes pour investir sur des infrastructures utiles, d’autant que les liquidités sont actuellement abondantes. Mais la cohérence manque, et l’utilité doit être démontrée. L’enjeu est de faire face à l’incertitude des relations internationales, alors que l’organe de règlement des conflits, l’OMC, est menacé par les blocages. Comme l’évoque Sébastien Jean, du CEPII, les règles doivent évoluer, mais l’accord manque sur le choix de cette évolution, alors que les règles de l’OMC datent d’un quart de siècle et que, à l’évidence, les négociateurs de l’entrée de la Chine dans l’OMC n’avaient pas anticipé l’ampleur et la rapidité de son expansion économique. Des défis existent, comme l’énormité des subventions de l’État chinois à certaines de ses productions d’une industrie surdimensionnée, comme dans la sidérurgie, ou le refus de prendre en compte certains droits humains. Manifestement, « l’économie socialiste de marché » à la chinoise ne peut se confondre avec « l’économie sociale de marché » que pratique l’UE.
La réponse de l’UE n’est donc pas évidente, d’autant que si Kong Tianping, de l’Académie chinoise des Sciences sociales, loue la coopération « 17 + 1 » réunissant les pays d’Europe centrale et orientale et la Chine, comme un outil de déblocage d’investissements, celle-ci constitue une scission de l’UE qui semble bien ressortir de la politique de « diviser pour régner », même si S.E. Lu Shaoye, l’ambassadeur de Chine à Paris, parle de partenariat stratégique global en y invitant l’UE. Il présente l’investissement chinois au Pirée (passé du 93ème rang mondial des ports au 36ème rang) comme un succès sans ambivalence pour la Grèce… et récuse le piège de la dette, rappelé par Yves Bertoncini, président du Mouvement européen, même pour le Sri Lanka. Comment insérer l’UE dans la BRI, en respectant la coopération et la concurrence honnête ? Le principe nécessaire n’est il pas une réciprocité que l’on n’observe guère actuellement ?
Ce problème d’orientation des échanges sans réciprocité n’est pas nouveau. Déjà l’afflux de soie dans la Rome antique avait désorganisé ses finances, comme rappelé par Bernard Huyghe, de l’IRIS. Au milieu de XIXème siècle, c’est aussi pour récupérer l’or, qui fuyait le Royaume-Uni pour financer les achats de soie, de porcelaine et de thé, que ce pays voulut forcer la Chine à se ruiner en opium venu d’Inde, ce qui pose le problème de la territorialité des lois (à rappeler à messieurs Obama aussi bien que Trump) et de l’autorité politique. Cette territorialité se retrouve dans le monde virtuel, dans le cyberespace où la Chine, pourtant tard venue, s’est taillé une place maîtresse comme dans l’intelligence artificielle. A ce sujet, une défense de Huawei a été prononcée par le président de la branche française du groupe, Shi Weilang. La technologie apparaît comme un droit pour les pays en développement car l’efficacité doit faire baisser les prix, soulager les handicaps et en définitive améliorer la vie. La coopération, en particulier sino-africaine, selon Zha Xiaogang de l’Institut IEI de Shanghai, doit réduire le coût de l’innovation, ce que doit favoriser la BRI. Il souligne cependant les dangers de redondances mettant en péril l’efficacité d’investissement et le problème de partage des connaissances. Le Pr Xia Yikan, de l’université de Wuhan, tout en reconnaissant les problèmes de barrières linguistiques et culturelles ainsi que les déséquilibres, a appelé à l’expansion des échanges universitaires.
Les USA ont choisi de mettre fin au multilatéralisme et aux engagements, comme le rappelle Didier Billion, de l’IRIS. Mais l’UE peut s’effrayer de l’ampleur de l’effort financier avancé par une Chine capable de bouleverser les flux et de changer les infrastructures (1200 G$ d’ici 2027) en instaurant une asymétrie favorable à Beijing, d’autant que la Chine choisit le seul bilatéralisme pour ses relations. Le projet BRI représenterait-il un nouveau multilatéralisme en regroupant plus de 100 pays et de 20 organisations ? C’est la thèse de Zhang Haibing, de l’IEI, rappelant l’insuffisance des accords de Bretton-Woods qui datent de 1945, période où les pays industrialisés étaient peu nombreux (et même les pays tout court : l’ONU ne comptait initialement que 51 membres fondateurs. Les colonies n’étaient pas considérées comme pays indépendants, même si on peut s’interroger sur l’indépendance réelle de deux satellites de l’URSS, la Biélorussie et l’Ukraine, comptées comme pays « souverains »… L’ONU désormais compte pratiquement 200 Etats et reconnaît de nombreuses ONG). Le sénateur Jean-Yves Leconte, représentant les Français résidant à l’étranger, ajoute que le monde a perdu la confiance dans ces institutions de 1945. Pour restaurer un « ordre international », la Chine doit reconnaître la Convention sur le Droit de la Mer et accepter le droit du travail pour que la concurrence puisse (re)devenir honnête et que l’humanité puisse avancer unie, le tout dans l’urgence d’action que nécessite le changement climatique.
Ce n’est pas seulement le président Trump qui a rabaissé le multilatéralisme, rappelle Pascal Boniface, directeur de l’IRIS, même si certaines initiatives (déplacement d’ambassade à Jérusalem – décision très antérieure à Trump même si elle avait été repoussée, commentaires sur le Golan, sur l’OTAN…) ont explicité cette nouvelle posture des Etats-Unis. Madeleine Albright n’avait-elle pas proclamé « multilatéralisme… si nous y sommes forcés » ? L’UE se trouve devant un choix : s’unir ou supporter des relations bilatérales qui minimisent chacun des pays face à la Chine. L’UE doit faire des choix et défendre ses intérêts.
Le but du projet BRI n’est pas de diviser l’Occident, même si le président Xi peut apprécier ce résultat comme une retombée intéressante. La BRI vise à installer définitivement la Chine au cœur du réseau des échanges, tant immatériels (services, données – et commandes – via le réseau des câbles) que matériels (matières premières, entrants et produits finis via le chemin de fer et la route maritime). Elle permet aussi un chantage efficace contre les pays les moins favorables à ses conceptions en menaçant de les laisser à l’écart (c’est sûrement pour jouer plus longtemps de cet argument que la Chine se garde bien de préciser les plans des réseaux – en particulier ferroviaires – qu’elle veut favoriser). Le tout est de bonne guerre : après tout, qui paye peut choisir. Mais la Chine n’a pas non plus l’intention de se ruiner, et compte bien sur l’investissement des autres pays, dont le nôtre. Des listes de sous-projets sont publiées. Elles indiquent les efforts financiers nécessaires (et peut-être insuffisants : on connaît l’inflation des devis). A nous de discerner quels projets peuvent nous être utiles et méritent notre participation, afin de ne pas jouer de nouveau le triste rôle des « idiots utiles ».
Denis LAMBERT