La surprise des élections législatives en Malaisie.
La communauté internationale n’aurait sans doute pas prêté une attention particulière aux élections législatives de Malaisie si deux évènements inattendus ne s’étaient pas produits.
Le premier – le plus spectaculaire – est que le premier ministre issu de ces élections est âgé de 92 ans. M. Mahathir Mohamad va devenir le doyen mondial des chefs de gouvernement en exercice. Il avait fait ses débuts en politique en 1964 et avait été au pouvoir de 1981 à 2003.
Le second l’est presque autant : la cuisante défaite de l’Organisation nationale de l’unité malaise (UMNO), parti au pouvoir depuis l’indépendance de 1957 qui n’avait été anticipée ni par les analystes politiques, ni par les journalistes. C’est une page de soixante ans d’histoire de la Malaisie qui se tourne. M. Mahathir Mohamad a réuni sous sa bannière une coalition dénommée Pakatan Harapan (Alliance de l’espoir). La coalition a gagné 113 des 222 sièges du Parlement, tandis que l’UMNO et ses alliés, regroupés au sein de la coalition gouvernementale du Barisan Nasional (Front national), ne parvenaient à conserver que 79 sièges. Une humiliation pour le premier ministre, M. Najib Razak, qui était au pouvoir depuis neuf ans. Une surprise aussi, même si l’on savait la crédibilité du premier ministre sortant profondément érodée par un scandale de corruption dans lequel il est directement impliqué.
Et pourtant M. Razak n’avait pas ménagé ses efforts. Un redécoupage des circonscriptions de façon à favoriser l’ethnie des Malais et l’apparition dans les listes électorales de millions de personnes sans adresse et le maintien dans les listes de personnes décédées depuis longtemps, avaient suscité de très vives critiques. Mais rien n’y a fait. Pour une fois, les manipulations de ce régime de semi-démocratie, où les opposants partent souvent perdants, n’ont pas fonctionné.
Le système politique de la Malaisie est original. La fédération de Malaisie est une monarchie constitutionnelle qui n’a pas de monarque héréditaire. Le roi est élu pour une période de cinq ans par le Conseil des sultans (CDS) qui se compose du souverain lui-même, du Premier ministre, des 9 sultans de Malaisie et des 4 gouverneurs des 13 États de la Fédération. Le CDS a le pouvoir de destituer le souverain et protège les droits de l’Islam au sein des sultanats. Le sultan désigné doit obligatoirement être issu d’une des neuf familles royales à la tête des sultanats. Comme en Grande-Bretagne – la Malaisie a longtemps été une colonie anglaise – il revient au roi de charger le chef du parti qui a remporté les élections de former un gouvernement.
Le pouvoir législatif malais est exercé par un parlement bicaméral avec une chambre basse, la Dewan Rakyat constituée de 222 députés élus pour cinq ans au scrutin majoritaire uninominal à un tour. La chambre haute, le sénat, le Dewan Negara représente les territoires et les minorités ethniques. Elle compte 70 membres, dont 26 sénateurs élus à raison de 2 par Etat, les autres étant nommés. Lors de l’élection législative du 9 mai 2018 les sièges de 24 sénateurs élus ( 12 des 13 Etats) étaient aussi soumis à renouvellement.
A cheval sur la péninsule au sud de la Thaïlande et le nord de l’île de Bornéo, la Malaisie est un pays multi-ethnique regroupant 27 millions d’habitants qui sont pour 60 % d’ethnie malaise, 25 % d’origine chinoise et 10 % d’origine indienne. La diversité ethnique malaisienne s’accompagne de clivages qui divisent la société.
La communauté chinoise, qui bénéficie historiquement d’une prédominance dans le domaine économique, est en position dominante dans les villes et sur la côte ouest de la Malaisie péninsulaire, plus développée, alors que la communauté malaise prédomine dans le milieu rural, tout le long du littoral est.
En mai 1969, des affrontements violents entre Chinois et Malais ont révélé le fossé existant entre les deux communautés : au cours d’émeutes à caractère racial, deux cents Chinois furent tués. Ces événements tragiques entraînèrent la mise en place de politiques spécifiques.
Parmi celles-ci, en 1979, le Gouvernement mit en oeuvre une » Nouvelle politique économique » (NEP) tendant non seulement à développer l’économie mais aussi à la » réorienter « . Il avait été constaté qu’en 1969 le revenu moyen des Malais était de 40 % inférieur à celui des Chinois, et surtout que les Malais ne possédaient que 1,5 % des actifs de l’économie moderne du pays (plantations, mines, industries, commerces, transports). Les étrangers en contrôlaient 62 % et les Chinois et Indiens environ 36 %. La NEP, dont l’objectif fut repris dans les plans économiques successifs, et jusqu’en 1990 par la New Development Policy, visait à réduire la part des étrangers et à obtenir qu’en 1990, 30 % des actions soient dans des mains malaises. On espérait, par une croissance rapide, désamorcer à la fois le ressentiment des Malais et celui des Chinois qui pourraient compenser, dans l’industrie, le commerce et la finance, les limitations qui leur étaient imposées dans le domaine politique, éducatif et culturel.
Une discrimination positive pro-Malais fut ainsi instaurée, comportant toute une gamme de mesures spécifiques en faveur des Bumiputras (littéralement les fils du sol, c’est à dire les Malais de souche) : aides financières, priorité au capital bumiputra dans les entreprises publiques, places réservées dans les universités.
La Malaisie apparaît, à cet égard, comme un cas particulier dans l’ensemble des économies émergentes d’Asie: à l’objectif d’industrialisation a été ajoutée la contrainte d’une redistribution des richesses entre groupes ethniques. Dans cette perspective, des programmes de développement rural ont également été mis en place, visant à améliorer la qualité des infrastructures et la qualité de la vie dans les zones rurales, dont bénéficient surtout les Malais.
La plupart des électeurs chinois et indiens ont, cette fois-ci, abandonné le peu de soutien qu’ils accordaient à la coalition au pouvoir. Et le fait que Mahathir soit lui-même un nationaliste malais musulman pleinement assumé a naturellement pesé sur la victoire de sa coalition, qui ne pouvait ainsi pas être perçue comme « menaçante » pour l’électorat malais.
Deux facteurs expliquent la défaite de la coalition sortante, qui avait battu des records de longévité mondiale pour un parti au pouvoir.
Le chef du gouvernement a payé cher le scandale du fonds souverain « 1MDB », affaire dans laquelle il est accusé d’avoir transféré 546 millions d’euros sur son compte en banque personnel. Ce qu’il a toujours nié. Mais sans convaincre. L’affaire a des ramifications internationales, la justice américaine l’avait quasiment désigné, il y a deux ans, comme étant bien le récipiendaire de cette somme considérable, sans le nommer explicitement mais en évoquant « l’officiel malaisien 1 ».
Le deuxième facteur qui a provoqué une désaffection d’une partie importante de l’électorat est la hausse des prix et le renchérissement général du coût de la vie : la Malaisie a beau être le pays à jouir du plus fort produit national brut par tête d’habitant de l’Asie du Sud-Est (après les micro-Etats de Singapour et de Brunei), la prospérité économique n’a pas, ces derniers temps, profité à tout le monde et les inégalités sociales se sont creusées.
Pour surprenante qu’elle ait été, l’élection de M. Mahathir Mohamad ne va vraisemblablement pas changer la donne politique. Le nouveau premier ministre est à la tête d’une coalition hétéroclite de quatre partis (dont le Bersatu, appelé aussi Unite (unir), dont il est le leader). Il n’est pas certain que cette coalition résiste à l’épreuve du pouvoir. La spectaculaire réconciliation entre M. Mahathir Mohamad et M. Anwar Ibrahim, son ancien vice-premier ministre tombé en disgrâce, mais qui devrait être bientôt libéré de prison où il purge une peine pour « sodomie » (cette pratique étant illégale dans la conservatrice Malaisie), fut l’une des données marquantes de ces élections surprises. Anwar Ibrahim devrait remplacer d’ici deux ans Mahatir Mohamad qui aura alors 94 ans et estimera peut-être qu’il a atteint l’âge de la retraite.
Ce qui est certain est que la Malaisie restera ce régime hybride avec certaines des caractéristiques de la démocratie, notamment la tenue d’élections libres. Mais d’un autre côté, la Malaisie est très proche des régimes autoritaires avec notamment l’absence de liberté religieuse réelle et de liberté d’expression. La constitution dispose que l’islam est la religion de la Fédération tout en reconnaissant le droit à la liberté religieuse. Cette interpénétration des sphères religieuse et politique va de pair avec un concept étroitement ethnique – « racial » selon le texte malais de la Constitution – de la citoyenneté. En effet, l’article 160 de la Constitution définit, entre autres, un « Malais » comme « une personne qui professe la religion de l’islam » Les Malais – qui représentent près de 60 % de la population – sont définis comme distincts des autres minorités ethniques d’origine chinoise et indienne. Alors que les membres de ces minorités ethniques – de religion bouddhiste, hindoue ou chrétienne – sont en principe libres de se convertir à l’islam, la conversion est, par contre, interdite aux Malais (au sens ethnique du terme, à ne pas confondre avec Malaisiens, qui sont les citoyens de la Fédération de Malaisie), car l’apostasie en islam est un crime selon la loi.
En réalité la majorité des Malaisiens pratiquant un islam sunnite, les autres branches de l’islam (alaouites et chiites) ont moins de droits. De même la liberté d’expression et de critique du gouvernement sont entravées, une loi de 2013 permettant la détention illimitée de ceux qui critiquent le régime.
Même si l’on peut penser que le nouveau premier ministre évitera un glissement de la Malaisie vers l’extrémisme et la violence, rien de fondamental ne devrait changer car, pendant les années où il avait été au pouvoir, de 1981 à 2003, Mahatir Mohamad avait gouverné son pays d’une main de fer.
Jean-Christian Cady