Un nouvelle équipe politique aux Philippines… ou un « remake pour affronter les mêmes problèmes ? »

Source : https://dernieres-nouvelles.com/les-philippines-optent-pour-des-noms-familiers-lors-du-vote-presidentiel-news-24/

Les Philippins ont procédé le 9 mai  à l’élection de leurs président (pour remplacer Rodrigo Duterte, assez controversé[1]) et vice-président (pour remplacer Mme Leni Robredo), non pas en un “ticket” comme aux Etats-Unis mais en deux scrutins séparés. La participation a avoisiné 60 % ce qui, étant donné la complication géographique d’un archipel, est très raisonnable. Les deux favoris pour la présidence, sur une dizaine de candidats, étaient Ferdinand Marcos junior, souvent appelé « Bongbong », fils de l’ancien dictateur déchu en 1986 et mort en exil en 1989, et son adversaire de 2016 pour la vice-présidence, Leni Robredo qui l’avait emporté. C’est Mme Sara Duterte-Carpio, fille de l’actuel président sur le départ, qui a cette fois emporté la vice-présidence. Sara Duterte avait fait l’intérim de son père à la mairie de Davao de 2010 à 2013[2]. Le rôle du vice-président n’est guère effectif selon la Constitution mais l’usage lui attribue une place au sein du gouvernement

Les Philippines restent donc une affaire de « familles » à tous les sens du mot  [3].

Celle du dictateur déchu était revenue sur l’archipel et avait regagné des postes de pouvoir dans les années 90s, sa femme pourtant accusée de corruption[4] dès 1986 ayant été élue députée de 2010 à 2019 dans la province de Llocos Norte[5]. Marcos Jr. lui même avait été gouverneur puis sénateur de cette même province. Il représente le parti nationaliste. Rodrigo Duterte, avocat et ancien maire de Davao avant sa présidence, représentait le Parti démocrate philippin-Pouvoir populaire (ou « PDP-Laban ») héritier des partis de l’opposition anti-Marcos des années 80s. Président et vice-présidente représentent donc des partis opposés.

Le parti nationaliste s’est appuyé sur les jeunes (56 % de la population a entre 18 et 41 ans) qui n’ont pas connu l’époque Marcos. Ils ont été contactés et influencés par les réseaux sociaux qui insistent sur la grandeur et la stabilité des Philippines d’alors. Le parti nationaliste a aussi pu compter sur des personnalités politiques connues, laissant espérer des mesures efficaces, en particulier pour une économie qui laisse une grande partie de la population (114,6 millions d’âge moyen 24,1 ans, dont un quart pour l’ethnie principale des Tagalogs) dans la pauvreté (taux de dépendance : 55% et PIB moyen par habitant de l’ordre de 8000 $)[6]. Pourtant la croissance annuelle du PIB a été soutenue ces dernières années (moyenne de 5,6 % avec un abattement de 9 % en 2020 en raison du Covid mais un rebond de 7 % en 2021). Les préoccupations identifiées concernent les infrastructures et l’énergie mais surtout le travail[7] pour le domaine intérieur, la posture agressive de la Chine en Mer de Chine méridionale et donc la conduite à tenir entre la Chine[8] et les Etats-Unis pour le domaine extérieur, et le problème récurrent de la lutte contre le terrorisme et l’irrédentisme islamistes (ou communistes) pour les deux… Envisageons ce dernier problème.

La situation est très compliquée, en particulier dans l’île de Mindanao, où le candidat Marcos a  recueilli 60 % des voix mais où le Front islamique de libération Moro (MILF) a soutenu Mme Leni Robredo, sa rivale[9], elle-même veuve du ministre de l’Intérieur Jesse Robredo [10] et représentant le parti libéral dans la province de Camarines Sur[11]  d’où elle est originaire. Le MILF, ancien mouvement sécessionniste encore riche de 20 000 militants, est actuellement aux commandes de la région musulmane Bangsamoro de Mindanao (BARMM), région  autonome depuis 2019[12]. Marcos Jr. s’était alors opposé à certains aspects de l’accord au nom du respect de la Constitution, ce qui avait permis à ses opposants de l’étiqueter « anti-Moro ». Le processus d’apaisement devait comporter des aspects de développement économique (toujours en retard) et doit être supervisé par un parlement régional intérimaire qui donnera au nouveau président Marcos Jr. l’occasion de nommer de nouveaux membres. La chance de Marcos tient aux faibles résultats du MILF  au Bangsamoro sauf au centre de la région, à Cotabato, mais il faut reconnaître que les modérés du MILF ont joué un rôle positif en contenant l’agressivité de djihadistes.

La politique annoncée par Marcos Jr. à l’égard de Mindanao reprend le triptyque[13] d’opérations de contre-insurrection, de développement socio-économique et d’intégration des repentis, mais il reste des poches de guérilla islamiste, sur Mindanao et les îles de Samar et Negros. L’insurrection communiste[14] est un autre risque, puisqu’un porte parole du Parti communiste philippin a dénoncé une « fraude généralisée poussant le peuple à rejoindre la révolution et menant à la guerre civile »[15].

La guerre civile est plutôt à craindre par l’action des djihadistes dont certains groupes ont prêté allégeance à l’État islamique en Irak et Syrie (ISIS). Dans l’archipel de Sulu, le groupe crimino-islamiste Abu Sayyef reste toujours menaçant.  Des attentats suicides ont été perpétrés entre 2018 et 2020. Le chômage et la pauvreté ont été empirés par l’épidémie du Covid et risquent de gâter les bénéfices attendus de l’autonomie accordée. Le processus de transition, actuellement en cours jusqu’en 2025 de par un doublement de la durée de trois ans  prévue initialement, doit permettre :

– sur le plan politique, de créer des institutions et un corps de fonctionnaires pour les mettre en applications afin de mettre en place une gouvernance et de désarmer les guérillas en échange d’une aide financière, afin de transformer les groupes armés en communautés de production, incluant la participation des femmes et des jeunes filles,

– sur le plan économique, de créer cette activité productive.

Il est toutefois difficile de s’affranchir de la rivalité, pour les bénéfices, entre clans et entre ethnies, sans compter entre îles ! Il risque d’en résulter une multiplication aberrante des installations et des personnels, alors même que les ressources sont rares. Les Philippines sont une économie de services (60 % du PIB et 56 % des travailleurs) plus que d’industrie (30 % du PIB, par l’assemblage d’appareils électroniques, par exemple, et 18 % des travailleurs) malgré une production en croissance de 7 %[16]. Un atout réel est l’autosuffisance en gaz naturel (3 Gm³ environ, chiffre estimé pour 2017). Le secteur agricole ne compte que pour 10 % du PIB, mais pour 50 % des emplois.[17] Le chômage touche 7 % de la population des 15-24 ans, mais tout le monde connaît les images d’enfants triant les ordures. En 2018, on estimait à 16,7 % la part de la population sous le seuil de pauvreté. Seules des études plus poussées renseignent sur sa répartition géographique.

Les Philippines avaient signé un traité de défense mutuelle avec les Etats-Unis en 1951. Des frictions avaient entraîné le départ des Américains de la base aérienne de Clark en 1991 et de la base navale de Subic Bay (dévastée par l’irruption du Pinatubo le 15 juin 1991) en 1992 (ils sont revenus à Clark en 2016). La part de budget attribué à la défense dépasse à peine 1 % du PIB, ce qui ne permet guère que l’acquisition et l’entretien de matériels principalement de seconde main, souvent donné. Or l’ASEAN n’est en rien une alliance défensive, les positions de ses membres, certains archipélagiques d’autres continentaux (dont un Laos enclavé), ne s’accordant guère sur les sujets des droits maritimes face à la Chine, puissance dominante. La zone économique exclusive (ZEE) des Philippines,  correspondant à la Convention sur le Droit de la Mer (CNUDM ou UNCLOS) du 16 novembre 1973, atteindrait 2,26 millions de km², que la Chine prétend rogner à presque rien malgré la décision rendue par la Cour permanente d’Arbitrage internationale de La Haye le 12 juillet 2016. Un autre conflit – celui-ci interne à l’ASEAN – oppose les Philippines à la Malaisie au sujet de l’est de l’État de Sabah, au nord-est de Bornéo, donné par le sultan de Brunei au sultan de Sulu, dépendant des Philippines.

En conclusion, la nouvelle équipe, formée d’un président et d’une vice présidente d’opinions et de clans opposés, se trouve confrontée à une situation inconfortable, tant sur le plan intérieur que sur le plan extérieur. La population philippine mérite le succès qu’on souhaite à ses dirigeants !

Denis LAMBERT


[1]    Il pourrait être mis en cause par la Cour pénale internationale au sujet des six à trente mille civils (selon les sources) exécutés en particulier pour trafic de drogues.

[2]    Comme Dimitri Medvedev pour Vladimir Poutine à la présidence de la Russie du 8 mai 2008 au 7 mai 2012.

[3]    Aux côtés des familles Marcos et Duterte, on pourrait (selon Malaymail des 14 et 15 mai) citer les Mendoza à   Cotabato Norte, les Ruma à Rizal…

[4]    On se souvient de la fabuleuse collection de 3000 paires de chaussure qui lui auraient appartenu.

[5]    Province du Nord-Ouest de Luchon, l’île principale.

[6]    https://www.cia.gov/the-world-factbook/countries/philippines/#people-and-society et https://www.cia.gov/the-world-factbook/countries/philippines/#economy

[7]    L’exil économique est très important. Les médias signalent en particulier le travail dans la marine marchande et le service à la personne et à la famille, avec d’innombrables abus dans les deux cas. Les envois de fonds par les travailleurs à l’étranger atteignaient 30 milliards de $ en 2019 soit 10 % du PIB.

[8]    Sachant que le clan Marcos est plutôt implanté dans le nord et l’île de Luchon où la friction avec la Chine est moindre que dans la partie sud de l’archipel, que la Chine prétend dépouiller de tout son patrimoine marin, d’où provient le clan Duterte dont la carrière politique s’est faite sur l’île de Mindanao.

[9]    https://www.crisisgroup.org/asia/south-east-asia/philippines/philippines-votes-marcos-dynasty-back-power du 13 mai 2022.

[10]  tué dans un accident d’avion en 2012, pendant la présidence de Benigno Aquino III, du parti libéral.

[11]    île à l’est de Luchon, donc loin de Mindanao.

[12]  https://www.crisisgroup.org/asia/south-east-asia/philippines/322-southern-philippines-fostering-inclusive-bangsamoro du 18 février 2022.

[13]  Bien connu depuis « Contre-insurrection, théorie et pratique », de David GALULA (Economica, 2008) utilisé par le général américain David PETRAEUS qui l’a d’ailleurs préfacé.

[14] La Nouvelle Armée du Peuple, nom de l’insurrection communiste, est l’héritière des mouvements Huks qui    menèrent des guérillas au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Au moment de son apogée en 1988 la NAP comptait 25.000 hommes. Par la suite, ses effectifs ont diminué et elle ne comporte guère plus de 4000 guérilleros. Elle est surtout implantée dans la province de Mindanao. Le gouvernement de Manille a entamé des pourparlers de paix avec les communistes en 2016 mais ils ont été rompus.

[15]  https://www.crisisgroup.org/asia/south-east-asia/philippines/323-addressing-islamist-militancy-southern-philippines  du 18 mars 2022.

[16]  En 2017, dernier chiffre connu, malheureusement avant le Covid.

[17]  CIA source citée.