El Niño : « On assiste à l’un des phénomènes les plus forts observés depuis cinquante ans »
Pour le climatologue Eric Guilyardi (Locean/CNRS, université de Reading au Royaume-Uni), la sécheresse et les fortes températures, qui contribuent aux feux de forêts ravageant l’Alberta, au Canada, trouvent leur cause dans le phénomène El Niño, particulièrement actif cette année.
Le phénomène El Niño, qui se forme dans le Pacifique, peut-il produire des effets jusqu’au nord du continent nord-américain, où se trouve l’Alberta ?
El Niño est une anomalie du système océan-atmosphère dans le Pacifique qui a lieu tous les 3 à 7 ans. En temps normal, les Alizés poussent les eaux chaudes depuis les côtes de l’Équateur et du Pérou vers l’Indonésie où elles s’accumulent. Certaines années, de la chaleur s’accumule à l’ouest et entraîne un renversement des alizés et un réchauffement des eaux dans l’est du bassin: c’est El Niðo. Le Pacifique tropical couvrant un quart de la surface de la planète, ces changements ont des impacts météorologiques sur l’ensemble du globe et en particulier aux moyennes latitudes et en Amérique du Nord.
L’autre impact d’El Niño, mais cette fois dans l’est de l’amérique du nord, ce sont des hivers bien plus rudes
Quand El Niño arrive, il produit des impacts sur tous les autres bassins, ce qui explique qu’on ait aussi en ce moment des épisodes très forts de sécheresse en Afrique de l’Est ou en Indonésie. Dans l’ensemble formé par les Etats-Unis et le Canada, El Niño va déplacer les précipitations vers le Sud – la Californie a enregistré par exemple de fortes précipitations cette année –, en revanche, les régions du Nord-Ouest, comme celle de l’Alberta, vont recevoir moins de pluie. L’autre impact d’El Niðo, mais cette fois dans l’est de l’Amérique du Nord, ce sont des hivers bien plus rudes, là encore parce que les arrivées d’air sec et froid du Nord sont facilitées.
El Niño est particulièrement intense depuis l’automne 2015. Comment cela s’explique-t-il ?
Le phénomène El Niño dure environ un an, de printemps à printemps, avec une intensité maximale en hiver. L’année 2015-2016 est en effet l’un des événements les plus forts observés depuis cinquante ans. El Niðo est d’une intensité équivalente aux épisodes de 1982-1983 et de 1997-1998, qui avaient été particulièrement forts. Des études récentes montrent que lorsque des coups de vent d’ouest interviennent dans l’ouest du Pacifique en mars et se répètent tout au long du printemps et de l’été, la probabilité d’un phénomène El Niðo extrême augmente fortement.
Au printemps 2014, les conditions de recharge en chaleur dans l’ouest du Pacifique étaient remplies pour aboutir à un tel scénario, mais les coups de vent n’ont pas eu lieu. En mars 2015, les conditions de recharge étaient similaires mais, cette fois, la nature s’est illustrée par une succession de coups de vent d’ouest, favorable à un épisode El Niðo intense.
L’intensité de ce phénomène climatique va-t-elle en s’accentuant ?
Depuis quelques dizaines d’années d’observation, on réalise que les événements El Nino sont tous différents. Considérant que cet événement se produit tous les 3 à 7 ans, il faut de très longues séries de mesures pour détecter un changement. Dans une étude publiée il y a deux ans, nous avons cependant pu montrer que dans le scénario du « laisser faire », celui qui nous emmène vers 5 °C de réchauffement global, un doublement de la fréquence des El Nino extrêmes était à prévoir à partir de 2050. En revanche, dans le scénario où l’on met en place les stratégies climatiques pour rester sous le seuil de 2°C de réchauffement, la proportion statistique d’El Nino extrême reste la même, soit un événement sur six.
Comment contrer les effets d’El Niño ?
On ne peut pas arrêter El Niðo, par contre, on peut l’anticiper le plus possible et s’organiser en conséquence. Le Pérou, par exemple, est en état d’alerte depuis l’été 2015. Dans certains pays ’Afrique de l’Est, des systèmes d’alerte se mettent en place pour faire face à une augmentation du risque d’impact d’El Niðo. S’il n’est pas possible de prévoir un tremblement de terre, nous sommes capables de prévoir El Niðo 6 à 9 mois à l’avance suivant les régions et les événements. Des systèmes de prévisions saisonnières à partir de modèles océan-atmosphère sont suffisamment fiables pour aider à la gestion de risque.
La situation que traverse l’Alberta aujourd’hui était donc prévisible…
Oui. Dès le mois de mai 2015, nous pouvions affirmer que la probabilité pour que cette région soit plus sèche que la normale était élevée. La situation de sécheresse qui a entraîné les autorités provinciales à décréter l’état de « désastre agricole » s’explique en partie par El Niðo, mais aussi par l’histoire des précipitations décennales de cette région. Comme en Californie, qui subit une sécheresse historique depuis cinq ans, l’Alberta est confronté à un profond manque d’eau.
Peut-on s’attendre à une baisse d’intensité d’El Niño dans les semaines à venir ?
Le phénomène 2015-2016 se termine. Dans le Pacifique, on n’enregistre presque plus d’anomalie de température de la surface de l’eau, puisque c’est ce paramètre qui permet de mesurer El Niño : la hausse est de l’ordre de 0,5 °C seulement, alors qu’elle était de 3 °C en décembre. Mais les impacts hors de la zone Pacifique peuvent durer encore quelques mois du fait de l’inertie de l’océan.
06/05 – Simon Roger – http://www.lemonde.fr