L’Indonésie, nouvel adversaire de Pékin en mer de Chine
A elle seule, la photo de l’agence de presse nationale Bernama résume le message envoyé à la Chine par le président indonésien Joko Widodo. On y voit ce dernier, sanglé dans un blouson de toile bleue, contemplant le lance-fusées du navire de guerre Imam Bonjol. Le choix du décor est lourd de sens : c’est à bord de ce bâtiment de la marine indonésienne, qui avait arraisonné le 17 juin un chalutier chinois venu pêcher illégalement dans les eaux territoriales de l’Indonésie, que le chef de l’Etat a présidé, jeudi 23 juin, un conseil des ministres aussi exceptionnel que symbolique.
La réunion a eu lieu dans une base navale de l’archipel des îles Natuna, au nord-est des côtes de la grande île de Bornéo. Le ministre de la sécurité Luhut Panjaitan a déclaré que cette visite du chef de l’Etat était destinée à envoyer un « message sans ambiguïtés » démontrant que l’Indonésie « prend très au sérieux la protection de sa souveraineté ». Auparavant, le président indonésien avait demandé à l’armée et à la marine de « moderniser les capacités de défense de nos eaux territoriales en termes de technologie, d’équipement, de radar ».
L’affaire dépasse le simple souci de réaction, de la part d’un pays souverain, à l’égard d’un pêcheur en eaux troubles : depuis près de trois mois, Pékin, qui n’avait pas besoin d’un ennemi de plus dans le secteur disputé de la mer de Chine du sud, qu’elle revendique dans sa quasi-totalité, s’est trouvé un nouvel adversaire : l’Indonésie, seule nation à surface maritime de l’Association des nations de l’Asie du sud-est (Asean) à ne pas avoir eu jusque-là de contentieux territorial avec Pékin.
Opération « planifiée »
La confrontation sino indonésienne a débuté le 20 mars, quand un navire du département des pêcheries indonésiennes arraisonne un chalutier chinois en train de pêcher dans la zone économique exclusive (ZEE) de l’Indonésie, dénomination qui, comme son nom l’indique, autorise le pays côtier le plus proche d’affirmer sa souveraineté en matière d’exploration et d’exploitation des ressources naturelles. Le navire indonésien prend alors le chalutier en remorque mais ne tarde pas à être attaqué par un bateau des garde-côtes chinois, qui percute le chalutier, forçant les Indonésiens à lâcher prise et laisser filer leur prise.
La Chine, qui n’a pas nié la présence de ses bateaux dans la zone, ne revendique pas les îles de l’archipel des Natunas mais considère que le chalutier en question voguait dans ce que Pékin considère comme l’une de ses « zones de pêches traditionnelles ».
Depuis, la tension ne cesse de s’accroître. Le 17 juin, un troisième incident entre marine indonésienne et bateaux chinois a eu lieu : des navires de guerres indonésiens ont effectué des tirs de semonce contre des chalutiers avant d’arraisonner à nouveau un bateau chinois et ses sept membres d’équipage.
Le chef de la marine indonésienne, le commandant Achmad Taufiqoerrochman, a affirmé que cette incursion dans les eaux territoriales de son pays n’était pas le fruit du hasard, qu’il s’agissait d’une opération« planifiée » et que le gouvernement chinois avait vraisemblablement dû « donner son accord » préalable.
Dans une région agitée par les revendications du Vietnam, des Philippines, de Taïwan, de l’Emirat de Bruneï et de la Malaisie, le tout dominé par l’émergence de l’« impérium » chinois, l’arrivée de l’Indonésie sur la scène de cette inquiétante pétaudière peut avoir des conséquences imprévisibles. Entre autres hypothèses, on peut se demander si la perception d’une menace chinoise croissante peut contribuer à resserrer les liens entre les pays de l’Asean, notoirement désunis face à la Chine.
Investissements chinois
L’Indonésie – premier pays musulman du monde et quatrième nation la plus peuplée de la planète – pèse économiquement lourd dans la région. Elle est membre du G20 et jouit d’un statut logique de puissance régionale pour des raisons qui tiennent à sa position stratégique, à sa dimension archipélagique et à sa démographie.
Désormais, elle peut se retrouver face à un dilemme. « Le président Jokowi [surnom de Joko Widodo] pourrait être forcé de choisir entre ses deux priorités : attirer l’investissement étranger, et tout particulièrement l’investissement chinois, afin de financer son projet ambitieux de construction d’infrastructure ; ou mettre l’accent sur la défense de l’intégrité et la souveraineté de son territoire et de l’accès à ses ressources naturelles », résume Aaron L. Connelly, professeur associé à l’institut Lowy de politique internationale.
Même si cette alternative pourrait ne pas donner lieu à des décisions tranchées, le souci constant de l’Indonésie pour son indépendance nationale et sa traditionnelle politique de non-alignement risque de se télescoper avec les promesses de réformes économiques et de modernisation, faites par le président lors des élections de 2014.
24/06 – Bruno Philip – http://www.lemonde.fr