Changement d’ère au Japon : Tradition et modernité

REI WA image internet

La tradition du changement d’ère

Les « ères » font référence au calendrier impérial qui compte les années de chaque règne à partir du couronnement de l’empereur. De nos jours, l’administration y a encore recours dans tous les documents officiels.

Avant 1947, l’empereur choisissait librement le nom de son ère, tiré de la littérature chinoise et composé d’idéogrammes chinois. En 2019, le nom de l’ère Reiwa, a été proposé par un comité de 9 experts après plusieurs mois de travail et un protocole strict, et a été choisi par le Gouvernement. « Reiwa » est issu d’une œuvre japonaise datant de 760 et composé de 2 idéogrammes japonais signifiant « ordre » et « harmonie ». Le Premier Ministre Shinzo Abe a précisé que l’ère Reiwa était « le début d’une période qui déborde d’espoir ».

A noter que le changement d’ère annoncé le 1er avril a laissé peu de temps à l’administration, à ses usagers et à ses systèmes informatiques pour être prêts le 7 mai, premier jour travaillé de la nouvelle ère. Ces difficultés d’adaptation au monde contemporain pourraient conduire à l’abandon du calendrier impérial pour le calendrier grégorien.

Le Japon vient d’entrer dans la 3ème ère depuis 1945 : l’ère Reiwa (« Belle harmonie »), après l’ère Showa d’Hirohito (« Paix éclairée » 1926-1989) et l’ère Heisei de Akihito (« Accomplissement de la paix » 1989-2019). Les cérémonies se sont déroulées selon les rites shintoïstes et traditions de l’Empire, et en l’absence des femmes de la famille impériale (seul élément féminin présent : la ministre de la Défense).

L’Empereur Akihito a abdiqué le 30 avril (même si la cérémonie d’abdication aura lieu le 22 octobre prochain) et le 1er mai, son fils Naruhito a reçu les insignes impériaux : l’épée Kusagani, le miroir de bronze et l’ornement Magatama (symbole impérial de pouvoir et de fertilité en forme de croc recourbé en jade, venant selon la tradition de la déesse du soleil Amaterasu et appartenant au trésor impérial), devenant ainsi le 126ème empereur sur le trône du Chrysanthème (la plus ancienne lignée royale au monde).

Le changement d’ère précédent en 1989 avait représenté une rupture

  • Akihito rompait avec l’idée d’un empereur divin représenté par son père, mais aussi d’un empereur responsable des horreurs de la Deuxième Guerre Mondiale. Akihito s’était voulu plus « humain », plus proche de ses sujets et avait, par exemple, délibérément participé à l’éducation de son fils, contrairement aux usages qui confiaient les enfants impériaux à des précepteurs dès l’âge de 3 ans.
  • La scène internationale était dominée par la fin de la Guerre froide.
  • La période de forte croissance économique se terminait au Japon.

En 2019, la situation est différente : il existe une certaine proximité harmonieuse entre Akihito et son fils Naruhito. L’institution impériale est devenue plus « humaine » (sauf pour les femmes ! voir plus loin). L’Empereur n’a pas de prérogative politique et Naruhito restera sans doute fidèle aux postures pacifistes et humanistes de son père. Akihito a souvent exprimé « ses profonds remords pour les souffrances infligées par l’armée japonaise … », Naruhito a souhaité « transmettre correctement … les expériences de l’histoire tragique du Japon… » aux jeunes générations. Akihito s’efforçait de traiter les Japonais comme ses « semblables » et non comme ses « sujets », même si l’Empereur reste le symbole de la pérennité japonaise et du conservatisme.

1 – L’institution impériale en 2019

L’abdication d’Akihito est d’une certaine façon un retour à la tradition antérieure, à la constitution de 1889 et à celle de 1947 qui en avait écarté la possibilité (Kokaku est le dernier empereur ayant abdiqué en 1840) et une loi a dû être votée en juin 2017 pour autoriser cette abdication. Et cependant, Akihito a été le premier empereur intronisé selon la constitution de 1947, qui en fait « le symbole de l’Etat et de l’unité du peuple » ayant perdu les attributs de la divinité.

L’institution impériale n’est pas remise en cause, même par le Parti communiste. Elle est respectée par tous, car elle a assuré la paix et la prospérité. Le poids des traditions et des contraintes pèse surtout sur la famille impériale : « L’empereur est le moins libre des Japonais » (Régis Arnaud). La vie de la famille impériale est entièrement décidée par l’Agence impériale, organisation gouvernementale installée dans le Palais.

La question de l’avenir de la dynastie est cependant incertaine en raison de l’impossibilité pour les femmes d’accéder au trône depuis le milieu de XIXème siècle. Auparavant le code de la maison impériale leur permettait de prétendre au titre de « Tenno » (« Maître du ciel »), indifféremment masculin ou féminin, la dernière fut Go-Sakuramachi de 1762 à 1770). Le code de la Maison impériale adopté en 1947 n’a retenu que la succession patrilinéaire. En 2006, le Premier Ministre Kozumi avait fait étudier cette question par une commission spéciale, mais la conclusion d’autoriser l’accès au titre aux femmes, a été pour l’instant gelée.

2 – Sur le plan interne, le Japon a des positions conservatrices

  • En matière d’égalité Homme-femmes : en 2018, le Japon est à la 110ème place sur 149 Etats dans le monde (selon World Economic Forum). A noter que les filles étant exclues de la succession au trône, elles ne font plus partie de la famille impériale après leur mariage. Quant aux roturières qui y entrent, elles supportent difficilement les contraintes comme l’ont montré les « dépressions » des princesses Michiko et Masako.
  • En matière de politique d’asile, longtemps fermé aux étrangers (2,5% de population d’origine étrangère en 2018), le Japon est très réticent en dépit des besoins de main d’œuvre de ses entreprises : 42 autorisations sur 10 000 demandes en 2018 (20 sur 20 000 en 2017 !).
  • En matière d’écologie, malgré la catastrophe de Fukushima, les avancées sont timides.
  • En matière de droits de l’Homme et de droit du travail, le Japon n’est pas à l’avant-garde : ni sur la peine de mort (15 exécutions en 2018), ni sur l’avortement, ni sur le mariage pour tous, et son système judiciaire pourrait être amélioré….

3 – Sur le plan international, des changements sont perceptibles

D’une part Naruhito (et son épouse) ont étudié à l’étranger (Oxford et Harvard) et sont donc plus ouverts sur le monde. D’autre part, le contexte international et la situation en Asie pourraient conduire à des évolutions sur la posture du pays.

  • L’expansionnisme chinois et les ambitions planétaires des Nouvelles Routes de la Soie,
  • Les tensions navales en Mer de Chine, et les incidents dans l’espace aérien japonais,
  • Le désengagement américain, ou du moins les demandes de M. Trump de partage plus équitable du poids de la défense,
  • Les missiles nord-coréens, et les difficultés d’un dialogue avec Kim Jong-un,
  • Les tensions avec la Russie sur les Kouriles.

D’où la demande du Premier Ministre Shinzo Abe de révision de la loi fondamentale d’ici à 2020, réitérée le 3 mai à l’occasion des 72 ans de la constitution. Cela fait suite aux nouvelles lois de défense adoptées en septembre 2015pour doter le Japon d’un « droit à l’autodéfense collective », lui permettant d’intervenir en faveur de ses alliés. D’une approche strictement défensive, on est passé à une nouvelle doctrine de « pacifisme proactif ». En 2017, Shinzo Abe a souhaité un amendement de la constitution, et notamment de son article 9. Il s’agirait de lever les contraintes interdisant au Japon le recours à la guerre, à la menace ou à l’usage de la force et de lui permettre de participer à la défense d’un allié menacé.

Face aux nouveaux défis régionaux, le budget de la défense a été sensiblement augmenté, avec 47 milliards de US $ en 2019. Les Forces d’autodéfense (FAD) ont été considérablement renforcées. Elles sont dotées d’une brigade de déploiement rapide amphibie de 2000 hommes, proche des « marines » américains. Dédiée à la défense du territoire et aux interventions de sécurité civile en cas de catastrophe, cette brigade pourrait « servir à reprendre des iles éloignées … saisies par une armée étrangère ». L’ensemble de ces forces constituent en réalité une des premières armées conventionnelles d’Asie. Deux bases militaires (+ une en projet) ont été installées au sud des îles Ryukyu, proches de Taïwan. En outre, le Japon a également développé ses capacités navales en transformant son destroyer porte-hélicoptères Izumo (pour accueillir les F35B) et ses navires d’escorte, renforçant ainsi la dissuasion japonaise. Enfin il s’investit dans les nouveaux champs de conflictualité : espace, cyberespace….

Parallèlement, le Japon est très impliqué dans la promotion pour une région indopacifique « libre et ouverte », respectant l’état de droit et la liberté de navigation avec tout un réseau de partenariats.

Sources : Régis Arnaud in Le Figaro, 26 et 29 avril 2019 – Jean-Louis Tremblais in Le Figaro-Magazine, 26 avril 2019 -Alain Barluet in Le Figaro, 12 mars et 29 avril 2019 – Philippe Messmer et Philippe Pons in Le Monde, 30 avril et 2 mai 2019 – Corentin Lamy, Le Monde, 2 mai 2019 – Editorial in Le Monde, 5-6 mai 2019

Hélène MAZERAN