« Doit-on craindre la Chine ? Les attributs de la puissance chinoise »
Devant l’essor de la puissance chinoise, économique, militaire mais aussi politique, faut-il craindre la Chine ? Telle était la question posée au débat organisé le 3 octobre par l’IRIS, réunissant autour de Sylvie Matelly, directrice adjointe de l’IRIS, Antoine Bondaz de la FRS et de Sciences-Po, Alisée Pornet, économiste à l’AFD, et Emmanuel Hache, de l’IFP mais aussi de l’IRIS. Aux idées agitées à cette occasion, nous rajoutons ici quelques observations.
L’opinion occidentale, initialement sinophile, tend en effet à se renverser. Déjà la Chine fut qualifiée de « peer competitor » par Georges Bush Jr. en 2001, année de l’entrée de la Chine dans l’OMC, alors que l’on attendait encore de ce bouleversement une libéralisation du régime. La crise de 2008-2009 ajouta la crainte d’une décadence occidentale. Maintenant, l’affirmation brutale et un peu maladroite par Xi Jinping fait craindre une menace globale que Donald Trump n’a pas hésité à dénoncer depuis 2018. Si on se souvient que Madeleine Albright avait prédit un conflit inévitable du fait de la puissance économique croissante de la Chine, il apparaît bien que la première puissance mondiale s’inquiète de ce qui menace sa suprématie, et ce quel que soit le parti au pouvoir. Le défilé du 1er novembre 2019, pour le 70ème anniversaire de la fondation de la RPC, en montrant les plus récents missiles intercontinentaux et planeurs hypersoniques, apparaît en effet à l’Occident comme une manifestation agressive de puissance même s’il s’explique principalement comme la démonstration à usage interne du succès des efforts consentis.
L’Occident voulait voir la Chine comme un pays du Tiers-monde, un pays dont les ouvriers accompliraient des travaux peu gratifiants, à faible valeur ajoutée, et qui ouvrirait un immense marché pour nos industriels. D’où une double désillusion. La Chine a effectivement accepté les tâches ingrates dans les premiers temps, travaillant à façon dans des usines dont elle n’était pas maîtresse. Puis l’accueil des industriels s’est restreint aux domaines permettant l’acquisition de savoir faire, avec des modalités de joint-venture permettant la consolidation sur place de ces connaissances. D’innombrables étudiants ont été envoyés à l’étranger. Aux Etats-Unis, ils peuplent les amphis scientifiques puisque les étudiants américains ne recherchent que les études de droit et de commerce ! Tous ces jeunes Chinois ne rentreront pas au pays une fois formés, mais bien peu l’oublieront. Rappelons que ce sont des scientifiques formés à Caltech et au collège de France, entre autres, qui ont permis dans les années 50s la réalisation de la bombe nucléaire chinoise.
Du fait de la croissance continue du PIB, l’investissement sur les outils de Défense, même contenu à une proportion modérée, atteint des montants impressionnants. Par exemple, tous les quatre ans, la flotte chinoise augmente de l’équivalent de la flotte française. Une explication de la croissance militaire[i], au moins maritime, se trouve dans la vulnérabilité énergétique de la Chine, 2ème consommateur de pétrole et 1er importateur, ce qui explique ses ambitions de sécuriser sa voie maritime. Ce n’est pas par hasard que la première expédition lointaine de la toute nouvelle puissance militaire chinoise se soit déroulée dans la région du Golfe, où elle a établi une base (à Djibouti) et d’où elle peut contribuer à la lutte contre la piraterie. Elle peut aussi y observer ses éventuels compétiteurs et gagner, par imitation, un peu de l’expérience qui lui fait encore défaut.
L’affirmation de la puissance chinoise se fait donc sur le terrain militaire, même si disposer des équipements n’est pas synonyme d’avoir un outil intégré et efficace. D’ailleurs la Chine recherche dans le domaine militaire des voies non traditionnelles, dans le combat asymétrique et le cyberespace[ii]. D’où un investissement sans précédent dans l’intelligence artificielle[iii], le calcul quantique, les « clouds »… n’hésitant pas à réquisitionner les résultats du secteur privé et en particulier des très nombreuses start-up. La Chine ne veut pas être l’usine du monde mais aussi son bureau d’études et orienter le progrès… sans oublier ses intérêts. D’où un effort tous azimuts en développement et en recherche. L’innovation est désormais privilégiée, le nombre de brevets déposés a explosé, même si les innovations de rupture restent marginales par rapport aux simples incrémentations[iv]. Pour l’établissement de normes industrielles, la Chine s’appuie sur l’énormité de son marché intérieur[v]. Ces normes sont des armes contre l’industrie occidentale – et perçues comme telles par les Etats-Unis qui imaginaient qu’ils seraient seuls à en disposer. Mais c’est aussi le fruit du travail et de l’inventivité : la Chine délivre par an plus de grades universitaires scientifiques qu’il n’y a d’ingénieurs et de chercheurs, tous âges confondus, dans un pays comme la France. Beaucoup de ces formations n’ont guère de valeur, car de nombreux établissements supérieurs privés n’ont été fondés qu’à des fins purement lucratives. Mais le nombre des étudiants implique l’existence d’une élite curieuse, studieuse, travailleuse et inventive.
Sur le terrain politique, la Chine cherche à exporter son modèle, censé plus adapté à l’Asie que le modèle occidental : l’intérêt collectif en face de l’individualisme aussi forcené qu’égoïste. Elle travaille aussi à se libérer du carcan de l’exterritorialité judiciaire imposée par les USA aux utilisateurs de dollars. L’exemple des diktats imposés par les Etats-Unis, par exemple à l’encontre de Total, ne peut que la convaincre de chercher à s’affranchir des limites imposées. La Chine (non plus que l’Inde, d’ailleurs) n’arrêtera vraisemblablement pas une importation de pétrole iranien qui lui est si utile. Les échanges hors-dollar poussent à l’établissement d’un marché régional en yuan… pas forcément bien accueilli par ses voisins. C’est aussi l’un des buts de l’initiative « une voie (maritime), une route », OBOR ou BRI, d’autant que la Chine est bien seule à pouvoir offrir un financement (intéressé et rentable), de par ses excédents commerciaux. Enfin, elle a compris l’intérêt de la question environnementale… d’autant que son investissement en fait le grand fournisseur de panneaux photoélectriques et d’éoliennes. Les enjeux technologiques portent maintenant sur le stockage, les réseaux… le tout débouchant sur de nouvelles normes qui peuvent devenir autant d’atouts.
« Faut-il craindre la Chine ? » n’est pas la bonne question, mais « Que devons-nous faire en face de la Chine pour ne pas nous enfoncer définitivement dans une position subalterne que nous acceptons face aux Etats-Unis, mais que nous refusons face à elle ? ».
Denis LAMBERT
[i] Avec un budget évalué à 250 G$, très inférieur à celui des USA mais supérieur à la somme des budgets militaires de tous les pays de la région !
[ii] QIAO Liang et WANG Xiangsui, « La guerre hors limite », publié en 1999 et traduit en 2003 chez Payot.
[iii] Où elle peut bénéficier d’un vivier de générateurs de données de 1,4 milliard d’individus qui n’ont pas leur mot à dire sur l’utilisation de ces données.
[iv] En 2015, 2 500 brevets triples (couvrant aussi les USA et l’UE), contre 14 000 pour les USA et 17 000 pour le Japon.
[v] Même si elle choisit sur son territoire des normes informatiques qu’elle ne cherche pas à exporter afin d’assurer une isolation qui constitue une sécurité.