Incidents ou provocations en Asie
Un ministre délégué américain est arrivé jeudi 16 septembre à Taipei, Keith Krach, US undersecretary of State for Economic growth, Energy and the Environment. Il s’agit de la visite de l’officiel du rang le plus élevé à pénétrer à Taiwan depuis 40 ans. Keith Krach est venu pour un service commémorant la mémoire du feu président Lee Teng-hui[1]. Au cours de sa visite de trois jours, il devait rencontrer le ministre des Affaires étrangères, Joseph Wu, et même la présidente Tsai Ing-wen. Or Beijing, considérant Taïwan comme « une province chinoise », s’oppose à toute visite officielle de dirigeants étrangers pouvant lui conférer une légitimité internationale, de même qu’à sa participation à l’Organisation mondiale de la Santé malgré le vœu de nombreux membres.
Lors d’une conférence de presse tenue le vendredi, le porte-parole du ministre chinois de la Défense, Ren Guoqiang, interrogé sur cette visite, a annoncé que Beijing effectuait des exercices militaires dans le détroit de Taiwan[2].
De fait, Taiwan a annoncé lundi avoir dû, au cours des cinq jours précédents, faire décoller ses chasseurs et déployer ses moyens de défense anti-missiles en raison d’incursions aériennes militaires chinoises dans la zone d’approche sud-ouest. Par trois reprises, des chasseurs et des bombardiers chinois ont pénétré la zone, tandis que Taipei réaffirme son droit à l’autodéfense et à la contre-attaque. Le ministre de la Défense Yen De-fa a néanmoins rappelé comme premier principe « de ne pas faire de provocation, envenimer les conflits, déclencher d’incident ni causer d’ouverture de feu par erreur »[3].
Mardi 22, le ministre des Affaires étrangères s’est exprimé après le rejet de la notion de frontière maritime dans le détroit de Taiwan par le porte-parole des Affaires étrangères chinois qui nie la possibilité d’une telle limite au nom de la notion d’une seule Chine : « il n’existe pas de prétendue ligne médiane puisque Taiwan est une partie inséparable du territoire chinois ». Joseph Wu a répondu que « la ligne médiane a été le symbole de l’évitement de conflits militaires et de la conservation de la paix et de la stabilité. Le commentaire du ministre chinois des Affaires étrangères équivaut à détruire le statut quo »[4]. Il appelle la communauté internationale à condamner la Chine pour « ses propos dangereux et provocateurs et ses actions qui menacent la paix ». Le même jour, deux avions chinois de lutte anti-sous-marine Y-8 ont encore pénétré la zone de Taiwan[5].
La région ne reste pas indifférente aux gesticulations de Beijing. Après un appel du président Trump pour le féliciter de son élection au poste de Premier ministre, Yoshihide Suga[6] a annoncé avoir déclaré que « les Etats-Unis constituaient la pierre angulaire de la paix et de la stabilité dans la région ». La Diète en appelle à des manœuvres conjointes pour protéger les îles Senkaku, cibles d’incursions chinoises[7]. Le budget militaire japonais est d’ailleurs augmenté, pour la neuvième année consécutive. Il atteint 51,6 milliards de dollars, prévoit la création d’une unité de guerre électronique, le développement de capacités spatiales et d’un nouveau chasseur pour remplacer le F-2 vers 2035, et trouver un substitut naval au programme terrestre abandonné d’« AEGIS Ashore »[8].
De son côté, l’Inde, échaudée par les combats récents sur les frontières himalayennes, aménage sa ligne de front pour la rendre plus accessible à ses soldats, réalisant ainsi en urgence un programme d’équipement comparable à l’effort chinois bien antérieur. Un tunnel de 9 km a été creusé à plus de 3000 m pour permettre d’acheminer des troupes et des munitions en s’affranchissant des aléas climatiques, une rocade le long de la frontière a été emménagée sur 250 km et 250 ponts ont été « durcis » à 70 tonnes pour permettre le passage de chars T-90 sur remorque[9].
L’accumulation concomitante de tensions autour de la Chine, auxquelles il faut ajouter les provocations de la Corée du Nord, rend la situation inquiétante. Doit-on y voir une volonté délibérée de la puissance chinoise d’affirmer sa prééminence dans la région ? Selon Stéphane Corcuff[10], « le détroit de Taïwan vit sa plus grave crise militaire depuis 1958 (bombardement chinois sur les îles taïwanaises de Kinnen et Matsu) et 1996 (tirs de missiles chinois sur[11] Taïwan) ». En fait, la diplomatie chinoise utilise tous les « 36 stratagèmes » de sa longue tradition stratégique. Se manifester comme fort pour cacher des faiblesses constitue l’un d’entre eux. Le risque est qu’une mauvaise interprétation par l’adversaire entraîne des conséquences redoutées par les deux parties… et par les tiers.
Denis LAMBERT
[1] Vice-président de la République de Chine à Taïwan à partir de 1984, il devint président 15 janvier 1988, à la mort du président Tchiang Ching-kuo (Jiang Jingguo), fils du général président Tchiang Kai-chek (Jiang Jieshi), dont il acheva le mandat entamé. Il fut élu président en 1990 et réélu en 1996. De 1988 à 2000, il a présidé le parti Kuomintang (Guomindang) qui ne veut reconnaître qu’une seule Chine, dirigée depuis Taipei.
[2] https://www.spacewar.com/reports/Beijing_holds_military_exercises_near_Taiwan_as_US_diplomat_visits_999.html
[3] https://www.sinodaily.com/reports/Taiwan_scrambles_fighters_over_fourth_Chinese_incursion_in_five_days_999.html
[4] Le problème est que la disparition du statut quo est justement l’objectif de la Chine.
[5] https://www.sinodaily.com/reports/China_must_back_off_says_Taiwan_999.html
[6] Voir l’article d’Hélène Mazeran le concernant sur ce site.
[7] https://www.spacewar.com/reports/Trump_and_new_Japan_PM_Suga_discuss_free_and_open_Indo-Pacific_US_999.html
[8] https://www.spacewar.com/reports/Japan_proposes_51B_defense_budget_citing_increased_threats_999.html
[9] https://www.spacewar.com/reports/India_digs_deep_to_boost_defences_on_crucial_China_frontier_999.html
[10] sinologue à Sciences-po Lyon et chercheur associé au Centre d’études français sur la Chine contemporaine à Taipei.
[11] En mer, à proximité des côtes de Taïwan, et non sur l’île. Ces mesures d’intimidation visaient à influer sur les électeurs taïwanais.