Japon : Stabilité et continuité

Source : atalayar.com

Le Premier Ministre Shinzo Abe ayant démissionné le 28 août 2020 pour des raisons de santé à un an de la fin de son mandat, le parti majoritaire conservateur LDP a opté pour une procédure de sélection restreinte afin de désigner son successeur. Yoshihide Suga, bras droit de Shinzo Abe, a été officiellement désigné le 14 septembre comme nouveau Président du Parti libéral démocrate (PLD) face à ses deux concurrents, les ministres des Affaires étrangères, Toshimitsu Motegi,et de la Défense, Taro Kono, puis adoubé deux jours plus tard Premier Ministre par le Parlement par 314 voix sur 462 exprimées. Le PLD jouit d’une large majorité avec son allié le parti Komeito, bénéficiant de 394 sièges à la diète. Il n’y aura donc sans doute pas de changement de cap dans la politique japonaise, ni d’élections anticipées.

Source : wikiwand.com

Yoshihide Suga (71ans) est le fils d’un agriculteur du nord-est du Japon qui a financé lui-même ses études, puis s’est intéressé à la vie politique locale et a été élu conseiller municipal en 1987, puis député ; il a progressivement gravi « toutes les marches » de la vie politique, contrastant ainsi avec les dynasties d’hommes politiques japonais. Il a été ministre des Affaires intérieures et de la Communication de 2007 à 2008 durant le premier gouvernement Abe, puis Secrétaire général et porte-parole du gouvernement de Shinzo Abe depuis 2012 (équivalent du Secrétaire général de la Présidence en France). Il est connu de l’opinion publique surtout depuis que, en tant que porte-parole du Gouvernement, c’est lui qui a annoncé à la presse lenom de la nouvelle ère le 1er avril 2019 : l’ère Reiwa. En outre, son poste de n°2 du gouvernement lui a permis d’avoir la haute main sur les carrières de la haute fonction publique et d’imposer des réformes importantes en matière de visa et d’immigration, et en matière fiscale (contre le ministère des Finances). Il a conservé les mêmes hommes aux ministères-clés pour la durée du mandat restant à courir.

La situation après 8 ans de gouvernement Abe

Shinzo Abe, petit-fils et neveu de Premier Ministre, détient le record de longévité au poste de Premier Ministre et a conduit durant ces années une politique « à la fois nationaliste et mondialiste ».

Ayant manifesté une présence unique sur la scène internationale, il s’est toujours montré désireux de développer les échanges avec le grand voisin chinois, l’Afrique, l’Europe … avec quelques limites cependant. Les quelques gestes en direction de la Corée du Sud n’ont pas permis une véritable réconciliation. La question des Japonais kidnappés par la Corée du Nord n’a pas été réglée. La signature d’un traité de paix avec la Russie n’a pu aboutiren raison notamment de la question des îles Kouriles (les deux pays sont théoriquement toujours en guerre).

Sur le plan intérieur, le programme « Abenomics » (dont Y. Suga est à l’origine) axé principalement sur les aspects économiques avec ses « trois flèches » – offre aujourd’hui un bilan mitigé, même s’il a été publiquement vanté par le nouveau Premier Ministre.

Les « trois flèches » doivent être traitées différemment : la relance monétaire pour corriger la surévaluation du Yen et soutenir la Bourse, et la relance budgétaire par le financement public de grands travaux pour soutenir l’économie, devaient ensuite permettre des réformes structurelles qui n’ont toujours pas eu lieu. M Suga a annoncé son souhait de poursuivre ces réformes. Cela sera-t-il possible ? « Le modèle économique n’a pas foncièrement changé, le Japon reste une économie en déclin », selon Valérie Plagnol, économiste, Présidente du Cercle des Epargnants. Si on a assisté à un retour au plein emploi et au doublement de l’indice boursier de référence, on doit constater que les banques, l’agriculture, l’énergie n’ont toujours pas été réformés…

De plus, le souvenir de l’éclatement de la bulle spéculative dans les années 90, suivi d’années de croissance nulle, n’incite pas les Japonais à avoir confiance en l’avenir. En outre, la pandémie de coronavirus constitue un facteur aggravant qui ne favorise pas non plus la croissance. D’où une diminution de la consommation des ménages (diminution des ventes de voitures de 20%, des voyages à l’étranger des 20-30 ans de 30%), le développement d’enseignes bon marché (Uniqlo), d’un marché de seconde main pour les ventes entre particuliers, une orientation vers l’épargne plutôt que vers l’investissement dans l’économie, un allongement de la durée du célibat face à l’incertitudeavec en corolaire un vieillissement de la population et un impact sur la population active.

Les questions du jour 

            -Comment rassurer les partenaires et les investisseurs, alors que la dette publique est de 240% du PIB (la plus élevée des Etats membres de l’OCDE) ?A noter cependant que cette dette est détenue principalement par des particuliers nationaux.

            -Comment booster la politique nataliste, alors que d’ici 2050, le Japon pourrait perdre la moitié de ses 125 millions d’habitants (actuellement il perd 500 000 habitants par an) ? Aujourd’hui, 28% de la populationsont âgés de plus de 65 ans.

            -Comment parvenir à une révision constitutionnelle face à une Chine de plus et plus belliqueuse (l’article 9[1] imposé par les Américains en 1945 limite l’armée japonaise à des capacités défensives, et donc à des forces d’autodéfense…) ?

            -Comment augmenter les capacités de l’armée japonaise, avec des achats d’armes offensives (notamment un nouveau système anti-missile[2]) face à la menace de la Corée du Nord ?

Source : fr.wikipedia.org

            – Comment maintenir les JO qui ont été reportés à 2021, pour renforcer la cohésion nationale et relancer l’économie ? Le sujet est considéré comme une question d’honneur national. Ces dernières années, l’organisation de manifestations internationales a été utilisée par le Japon pour jouer un rôle d’influence sur la scène mondiale: Présidence du G 20 à Osaka (juin 2019), coupe du monde de rugby en septembre 2019, JO (2021 ?), Exposition universelle à Osaka (2025 ?), et ainsi de mettre en valeur ses avancées technologiques. Le train magnétique Maglev (avec une vitesse de 500 Km/h) pourrait, en 2021, faire un parallèle avec le Shinkansen inauguré pour le JO de 1964.

            – Comment concilier désir d’ouverture sur le monde et adoption de mesures protectionnistes ? Les conditions posées aux investisseurs étrangers sont de plus en plus nombreuses. Et pourtant un accord de libre-échange (Economic Partnership Agreement) est entré en vigueur entre le Japon et l’UE le 1er février 2019 ; le Japon a adhéré au Partenariat Trans-Pacifique (TPP) le 7 mars 2018, avec les pays de la zone Asie Pacifique, et en dépit de l’absence des Etats-Unis. Ceci lui a permis d’en prendre le leadership. Un accord commercial de libre-échange vient d’être conclu entre le Japon et le Royaume-Uni (le premier du Royaume-Uni post-Brexit ») et sera finalisé en octobre pour une entrée en vigueur le 1er janvier 2021. Selon cet accord, les entreprises britanniques échappent aux droits de douanes d’entrée au Japon sur 99% des exportations (industrie, secteur agro-alimentaire et entreprises technologiques). Le Japon améliore son accès au marché britannique pour les exportations automobiles et le matériel ferroviaire. Après cet accord, le Royaume-Uni pourrait à terme rejoindre le partenariat Transpacifique (CTPP).

Ces ouvertures répondent à des intérêts économiques, par une libéralisation des politiques de visa touristique et une facilitation de l’immigration de travail, malgré des conditions de précarité et de servilité peu compatibles avec les principes démocratiques.

– Comment répondre aux besoins de main d’œuvre par une politique d’immigration sans entamer l’homogénéité de la population et la spécificité culturelle japonaise ? Le vieillissement de la population et la chute de la natalité obligent le Japon à un recours à la main d’œuvre extérieure, la population active diminuant régulièrement malgré des obligations de travail jusqu’à 79 ans. Dans les années 90, le développement de l’industrie automobile avait conduit à une ouverture à une immigration principalement sud-américaine, avec notamment des descendants de Japonais partis au siècle dernier. Certes des efforts d’intégration ont pu être notés avec des cours de langues, des menus adaptés dans les usines … mais cette ouverture a des limites… Tout étranger a vocation à repartir en général après 3 à 5 ans, les visas d’experts sont limités à certains emplois qualifiés et limités à 5 ans non renouvelables, la catégorie de « stagiaire » permet au Japon de les former dans le cadre de l’aide au développement avant un retour au pays. Mais il s’agit en fait d’une main d’œuvre non qualifiée bon marché.  La procédure d’obtention d’un visa de résident permanent est longue et délicate et les résidents étrangers ne disposent pas de droits fondamentaux comme dans d’autres Etats de droit[3]. Les immigrants qui souhaiteraient une naturalisation, se heurtent à de multiples obstacles.

Quelques chiffres : en 7 ans de gouvernement Abe, 64 788 étrangers sont devenus Japonais, dont 10 853d’autre origine que chinoise ou coréenne. Pour la même période et pour une population deux fois moindre, la France a naturalisé 772 563 personnes.

Source : fr.wikipedia.org

Le Japon avec un nouvel Empereur en 2019 et un nouveau Premier Ministre en 2020 arrivera-t-il à résoudre ces différents problèmes, hérités des décennies précédentes, d’autant que les difficultés sont aujourd’hui accrues du fait de la crise sanitaire mondiale (même s’il a été peu touché par le COVID-19) et de la crise économique qui en découle, dans un contexte de tensions liées à la politique agressive de la Chine et aux incertitudes des positions américaines ?

Hélène Mazeran

Sources :       La Croix : YutaYagishita (15/09)

                       Les Echos : Yann Rousseau (03, 14 et 16/09)

Le Figaro : Régis Arnaud (29 et 31/08, 07/09), Christian Kessler (07/09), Arnaud de La Grange (12-23/09), Fabrice Nodé-Langlois (29/08)

Le Figaro Magazine : François d’Orcival (04/09)

Journal du Dimanche : François Clémenceau (13/09)

Malaymail : 15 et 16/09

Le Monde : Eric Albert, Philippe Mesmer (13-14/09)

RFI : Valérie Niquet, Christophe Paget (14/09)


[1]Article 9 : « Le peuple japonais renonce à jamais à la guerre en tant que droit souverain de la nation, ou à la menace, ou à l’usage de la force ».

[2]Alors que le système « AEGIS ashore », qui aurait permis une continuité avec le système AEGIS naval, a été abandonné contre la volonté de Shinzo Abe à cause de l’opposition du Komeito.

https://www.spacewar.com/reports/Japans_Abe_urges_stronger_defences_to_face_missiles_999.html

[3] Cf Arrêt Mac Lean de la Cour suprême. 1978