Réflexions sur le contrat américain de sous-marins pour l’Australie

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La décision australienne de mettre fin au contrat d’achat de sous-marins d’attaque classiques et d’acquérir des engins américains à propulsion nucléaire ne cause pas seulement un choc économique (d’autant que l’établissement d’un contrat d’un tel montant nécessite des études spécifiques et des négociations très coûteuses) et relationnel (la France, puissance riveraine dans le Pacifique sud étant traitée comme quantité négligeable). Il faut en comprendre les conséquences géopolitiques : l’introduction d’un système d’arme nucléaire – même si son armement n’est pas nucléaire.

L’Australie est censée connaître le problème. En effet, de 1952 à 1957 le Premier ministre Robert Menzies a offert au Royaume-Uni la possibilité d’effectuer sur son sol les essais nucléaires nécessaire à l’élaboration de son futur armement. De 1962 à 1967 ont été effectuées 12 explosions de grosses bombes, à Montebello Islands, à Enu Field et à Maralinga[1] [2] – entrecoupées et suivies d’autres essais sur l’île Christmas (actuellement : Kirabati)[3]. Des essais annexes sans dégagement d’énergie ou à dégagement faible ou très faible ont aussi eu lieu[4].

Australie et Kirabati ont signé et ratifié tant le Traité de Non-Prolifération de 1968 que le Traité sur la zone dénucléarisée du Pacifique Sud de 1985 (Traité de Rarotonga).

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Il est évident que les sous-marins classiques que la France devait livrer ne posaient aucun problème par rapport aux traités. En est il de même des sous-marins d’attaque[5] que livreront (ou livreraient ?) les Etats-Unis ? Ceux-ci disposent actuellement de trois classes en service : les Los-Angeles (depuis 1976), les Seawolf (depuis 1997) et les Virginia (depuis 2004). L’US-Navy s’est toujours opposée à la fabrication de sous-marins classiques pour l’exportation, de peur que les économies budgétaires n’incitent le gouvernement à commander des navires classiques pour remplacer les navires nucléaires nationaux. Les 50 Los-Angeles sont propulsés grâce à un réacteur S6G de 165 MW (thermiques) fourni par General Electric[6], les trois Seawolf par un S6W fourni par Westinghouse[7], les 28 Virginia par un réacteur S9G de 210 MW (thermiques) de General Electric[8].

Chacun de ces réacteurs est décrit comme « dense ». Ils ne peuvent l’être que parce qu’ils utilisent pour combustible un cœur d’uranium très enrichi, équivalent à un enrichissement permettant de fabriquer une arme, ou du moins s’en approchant. Et c’est là que le bât blesse.

En effet, pour fabriquer une charge militaire à uranium il faut à la fois la matière et l’enrichissement par des installations dont la capacité se mesure en unités d’enrichissement isotopique. Or, dans un cœur de réacteur à uranium très enrichi, il y a la matière et elle ne nécessite plus – éventuellement – qu’un travail d’enrichissement très réduit. Fournir des réacteurs de sous-marins à uranium très enrichi revient donc à fournir la matière d’engins nucléaires militaires si celle-ci est détournée de son emploi initial[9]. Il est bien évident que l’auteur n’accuse pas l’Australie d’un tel dessein, mais les Etats-Unis risquent d’initier un processus pervers de prolifération[10] : une telle exportation n’est certes pas la livraison d’une arme à un pays non doté légalement, mais c’est la mise à disposition du composant essentiel d’une telle arme. D’autres pays dotés pourraient profiter de cet exemple pour justifier une pareille livraison à un destinataire non-doté moins sage que l’Australie.

C’est pour montrer son attachement à la non-prolifération que la France a voulu donner l’exemple en utilisant un uranium faiblement enrichi pour la propulsion de ses sous-marins[11] : en contrepartie, il faut changer la charge tous les 10 ans (ce qui n’est pas le cas des navires américains) et donc accepter une période d’indisponibilité. Question de principes.

Cohérente avec ses positions anti-nucléaires, la Nouvelle-Zélande a annoncé qu’elle refusera la visite des sous-marins nucléaires australiens[12]. Cela ne gênera guère l’Australie, les ports néo-zélandais étant proches des siens. Les autres nations ayant ratifié le traité de Rarotonga imiteront elles cet exemple ? Si elles ne le font pas, cela signifiera bien que le Traité n’avait été conçu que… contre la France !

Denis LAMBERT


[1]    Caroline LAFFARGUE, «  Australie: il y a 60 ans, les Britanniques débutaient leurs essais nucléaires à Maralinga »,  ABC Radio Australia, https://la1ere.francetvinfo.fr/polynesie/australie-il-y-60-ans-les-britanniques-debutaient-leurs-essais-nucleaires-maralinga-402287.html  publié le 30 septembre 2016.

[2]    Pierre GRUNDMANN,  « Les vieux démons nucléaires de l’Australie. De 1952 à 1957, douze essais britanniques à l’air libre ont contaminé Aborigènes et soldats. », Libération. https://www.liberation.fr/planete/1995/09/12/les-vieux-demons-nucleaires-de-l-australie-de-1952-a-1957-douze-essais-britanniques-a-l-air-libre-on_144335/  12 septembre 1995.

[3]   « Liste des essais nucléaires effectués par le Royaume-Uni », https://atlasocio.com/classements/defense/nucleaire/liste-essais-nucleaires-royaume-uni.php mise à jour : 05 septembre 2017

[4]    Le chiffre de 600 que l’on trouve souvent n’est pas significatif car il recouvre des recherches et des essais dans des domaines divers. Par exemple, un essai de détonique (science des explosifs) met en jeu des énergies très inférieures à celles des explosions routinières dans les carrières.

[5]    Les sous-marins lanceurs d’engins (classe Ohio) sont bien évidemment hors contexte.

[6]    https://www.globalsecurity.org/military/systems/ship/systems/s6g.htm

[7]    https://www.globalsecurity.org/military/systems/ship/systems/s6w.htm

[8]    https://www.globalsecurity.org/military/systems/ship/systems/s9g.htm

[9]    Pour réaliser une charge militaire, partir d’un stock déjà enrichi diminue de façon drastique le travail à effectuer et la quantité de matériau à traiter. En partant d’uranium naturel (à 0,7 % d’U135), l’étape d’uranium de centrale (3,5 % d’U135 par exemple) élimine 90 % du volume pour la moitié du travail (valeurs très approximatives car dépendant de la quantité d’U135 que l’opérateur accepte de perdre dans les chutes). Avec une charge de départ fortement enrichie, comme le stock à 20 % que se constitue l’Iran, le travail est très diminué et le faible volume permet la dissimulation. Quant à un stock à 50 ou 60 %, il n’est plus qu’à une courte étape de l’enrichissement final.

[10]  Tariq RAUF (ancien chef de l’office de vérification et de coordination des politiques de sécurité pour l’AIEA), « Australia’s Nuclear-Powered Submarines Will Risk Opening a Pandora’s Box of Proliferation », https://toda.org/global-outlook/australias-nuclear-powered-submarines-will-risk-opening-a-pandoras-box-of-proliferation.html  du 19 septembre 2021.

[11]  Réacteur K15 de Technic-Atome fournissant 150 MW thermiques. La moindre compacité d’un réacteur à uranium faiblement enrichi permet son remplacement par un système classique (comme commandé par l’Australie).

[12]  « Les sous-marins nucléaires australiens seront exclus des eaux néo-zélandaises  », https://marine-oceans.com/actualites/les-sous-marins-nucleaires-australiens-seront-exclus-des-eaux-neo-zelandaises/, 16 septembre 2021