Pénétration insidieuse de la Chine dans le Pacifique : l’exemple des îles Salomon

Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Mer_de_Corail#/media/Fichier:Coral_Sea.svg

Le Président Xi Jinping n’a pas fait mystère de son projet pour la Chine lors du centième anniversaire de la Révolution en 2049 : elle sera la première puissance mondiale…

Alors que les regards sont concentrés depuis le 24 février sur l’agression russe en Ukraine et les perspectives de guerre en Europe, Xi Jinping est relativement silencieux …se contentant de rappeler « l’amitié solide comme un roc » avec la Russie faisant l’objet de l’accord signé le 4 février en marge de l’ouverture des Jeux Olympiques, et observant les évolutions en cours sans se manifester brutalement comme on aurait pu le craindre en Mer de Chine…. Mais il n’en est pas pour autant inactif : l’accord signé avec le Gouvernement des Iles Salomon en est la preuve.

Les îles Salomon : un état insulaire de 12 îles principales et d’un millier de petits îlots de moins de 700 000 habitants. Ancien protectorat britannique, membre du Commonwealth, devenu indépendant et membre des Nations unies en 1978, il est administré par une démocratie parlementaire de type britannique. Il est un des 47 pays les plus pauvres du monde (classés PMA dans le système onusien), mais non dépourvu de ressources potentielles car aujourd’hui peu exploitées.  La Chine l’a déjà placé sous sa dépendance en lui achetant 90% du bois de ses immenses forêts. Elle est en outre intéressée par ses mines de nickel, plomb et or …. La comparaison des exportations des Salomon en 2018 vers la Chine continentale (67,1%) par rapport à celles vers Taïwan (3,4%) est un signe non négligeable.

Situation géographique et stratégique : Au sud de Nauru, au nord-ouest du Vanuatu, à l’est de la Papouasie Nouvelle Guinée et de l’Australie, l’archipel de 28 000 Km2 environ est découpé en neuf provinces, la capitale Honiara, se trouvant sur la plus grande île, Guadalcanal. Venant du Pacifique l’archipel occupe une position clé pour entrer dans la mer d’Arafura et la mer de Timor qui permettent le passage dans l’océan Indien entre l’Indonésie et l’Australie.

Source : https://www.alternatives-economiques.fr/securite-routes-maritimes-0103200669679.html

Parmi les « verrous » de l’océan Indien[1], les détroits de Malacca sont certes préférés commercialement car ils permettent un trajet plus court, mais très étroits et peu profonds (20 à 25 m), ils n’autorisent que des tirants d’eau réduits. Les détroits de la Sonde sont un peu plus larges, mais sont parsemés de hauts fonds et de bancs de sable. Cette zone des détroits a été aussi particulièrement vulnérable aux actes de piraterie qui ont été en partie contrôlés aujourd’hui. Il faut être conscient que le trajet maritime par Lombok représente un allongement du temps de navigation d’environ quatre jours par rapport au trajet par Malacca entre l’Asie et le Moyen-Orient, ce qui engendre donc une augmentation du coût de transport.

Restent plus au sud, les détroits de Lombok et de Torres, plus facilement accessibles des îles Salomon.

  • Le détroit de Lombok revêt une importance considérable car profond de 250 à 600 mètres, et large de18 à 40 km, il permet la traversée des sous-marins nucléaires en plongée.
  • Mais du Pacifique, il faut accéder d’abord à la mer d’Arafura/mer du Timor qui ont de grandes profondeurs (200 à 3000 mètres) pour accéder à l’océan Indien.
  • Entre la Nouvelle Guinée et la pointe extrême-nord de l’Australie, la navigation est plus dangereuse dans le détroit de Torres, large de 150 km environ et profond de 50 mètres environ, mais avec de nombreux récifs et environ 270 îles.

Disposant d’une ZEE sans commune mesure avec le poids relatif du pays sur la scène internationale (1 500 000 Km2), les îles Salomon se trouvent au carrefour de voies de communication maritimes très importantes[2] :

  • Nord-sud : Japon, Corée, Chine et Taïwan vers l’Australie et la Nouvelle Zélande ;
  • Est-ouest : l’ensemble du Pacifique et au-delà les Amériques vers l’océan Indien, le Moyen-Orient et l’Europe.

D’où une concurrence pour le contrôle de ports stratégiques dont certains disposent de mouillages en eau profonde.Pour l’avenir, cet élément sera particulièrement important sur le plan stratégique, car sur le plan commercial, le transport maritime tend à être concurrencé par le transport terrestre : le transport d’un conteneur par train entre la Chine et l’Europe coûte13 000 euros en 3-4 semaines, contre 10 000 euros en 6-8 semaines[3].

Situation politique et diplomatique : changement d’orientation en 2019

Depuis l’indépendance, le 7 juillet 1978, la doctrine en politique étrangère aux îles Salomon était « Amis de tous et ennemis de personne ». Mais en septembre 2019, le Gouvernement dirigé par le Premier Ministre Manasseh Sogavare, décide de rompre ses relations avec Taïwan, initiées en 1983, pour nouer des liens avec la Chine continentale.

Le chef de la province de Malaita, la plus peuplée des îles, Daniel Suidani, qui était opposé à ce changement d’option, menace de faire sécession. Parmi les reproches à la politique de Pékin : des prêts à taux préférentiels qui sont des pièges pour les pays incapables de rembourser, une exploitation exagérée des ressources naturelles (notamment forestières), une omniprésence des commerçants chinois. En réponse, le gouvernement indique que les fonds promis par Pékin pour clore son alliance de 36 ans avec Taïwan, constituent une « opportunité de développement à saisir ». 450 millions d’euros devraient permettre la construction d’infrastructures (portuaires ???). M. Celsus Talifilu, conseiller politique de M Suidani affirme que les habitants des Salomon ont « les mêmes valeurs que d’autres démocraties » et ne veulent pas du Parti Communiste chinois.

Face à la puissance montante de la Chine dans la région, l’Australie a proposé en 2019 un crédit de 150 millions d’euros pour financer la construction d’un câble de communication sous-marin entre les deux Etats. De 2003 à 2017 la Mission d’assistance régionale aux îles Salomon (RAMSI[4]) à la suite de violences interethniques, notamment avec les Malaitans[5], était dirigée par l’Australie. Les réclamations sécessionnistes inquiètent à nouveau aujourd’hui. Ils reprochent au gouvernement « une distribution injuste des ressources naturelles qui font de cette île la région la moins développée de l’archipel ». L’intervention des forces de sécurité australiennes déployées à Honiara en novembre 2021 afin de rétablir le calme, est une réponse à la mission d’assistance comprise dans le traité de sécurité signé avec l’Australie en 2017 après la fin de l’opération RAMSI.

Une nouvelle étape de l’expansionnisme chinois 

Le 18 mars 2022, le Ministre de la police Anthony Veke a signé une lettre d’intention avec son homologue chinois, Wang Xiaohong, Vice-ministre de la sécurité publique prévoyant « selon les besoins, l’envoi de policiers, militaires et autres forces armées pour maintenir l’ordre social, protéger la vie de personnes et leurs propriétés, fournir de l’aide humanitaire … ». En échange de quoi, la Chine pourra « selon ses propres besoins, procéder à des visites avec ses bateaux pour apporter du réapprovisionnement logistique, conduire des escales et des transits. Des forces chinoises appropriées pourront … protéger la sécurité des travailleurs et des … projets chinois dans les îles Salomon. ». Le discours chinois répète le message d’une « coopération sur une base d’égalité et de bénéfice mutuel ». Mais il faut rappeler que les Etats du Pacifique ont déjà des accords de sécurité régionaux si nécessaire. En réalité, les intentions chinoises d’expansion progressive dans le Pacifique sont préoccupantes tant pour les Etats-Unis, l’Australie et la Nouvelle Zélande que pour la France et l’Union européenne et leur stratégie basée sur un « espace indopacifique libre, ouvert et respectueux du droit international ».

Les îles Salomon ont annoncé (par erreur ??) avoir signé le 31 mars 2022 un accord de sécurité avec la Chine qui l’a confirmé le 19 avril, mais le contenu de l’accord n’a pas été divulgué.

Les troubles de la fin de 2021 avaient leur origine dans la pauvreté et le sentiment antichinois et ils ont fait renaître des heurts ethniques anciens. La Chine a utilisé cette opportunité pour s’introduire militairement de manière plus pérenne, ce qui doit être replacé dans le contexte général de la rivalité sino-américaine qui s’était notamment manifestée aussi lors de la terrible éruption volcanique de Tonga en janvier qui a vu les efforts concurrents d’aide et de secours.

Depuis vingt ans, Pékin s’efforce d’accroître son influence dans les îles du Pacifique après une quasi« privatisation » de la Mer de Chine (Spratleys, Paracels, Senkaku). Elle a donc besoin de ports et de bases pour la marine chinoise qui lui permettent d’aller au-delà de la « ceinture d’îles » autour de ses côtes. Pour « séduire » ses partenaires (Fidji, Samoa, Cook, Vanuatu, Papouasie-Nouvelle Guinée), la Chine utilise les moyens les plus divers : exemption de visas, adhésion au projet des « routes de la soie », coopération de la police chinoise, utilisation de la « diplomatie » sportive »[6]…en échange, en particulier, d’un renversement de relations diplomatiques de Taïwan au profit de Pékin.

Si certaines îles du Pacifique ont encore des relations diplomatiques avec Taïwan, il est évident qu’un des motifs de la diplomatie de la Chine continentale est de faire évoluer au plus vite cette situation. Les Etats-Unis l’ont bien compris : le 22 avril, une délégation américaine était en visite officielle aux îles Salomon pour mettre en garde contre « toute installation militaire, … toute présence militaire permanente » ou projection de forces. « Les Etats-Unis riposteraient en conséquence ». Ils ont aussi rouvert l’ambassade américaine (fermée depuis 1993) sur le territoire et annoncé l’envoi d’un navire -hôpital, des stocks de vaccins, une coopération en matière de déminage (mines non explosées datant de la bataille de Guadalcanal).

Américains et Australiens s’inquiètent de la possible construction d’une base navale chinoise dans le Pacifique sud, « un petit Cuba » aux portes de l’Australie, ce que conteste bien sûr la Chine. La ministre australienne Karen Andrews déclarait le 27 avril cela comme « très probable ». Au même moment, l’ambassadeur de Chine à Honiara inaugurait une nouvelle piste d’athlétisme dans le complexe sportif destiné aux Jeux du Pacifique de 2023…

Les Européens ont pris conscience de la compétition qui est actuellement engagée dans toute la région indopacifique, en essayant de développer une stratégie qui puisse convenir aux Etats de région à la recherche d’une « troisième voie » pour éviter de choisir un alignement sur Pékin ou sur Washington. Le 10 mars dernier, lors d’un colloque à l’IFRI, David Panuelo, Président de la Fédération des Etats de Micronésie, soulignait que l’Océanie avait voté de manière unanime la résolution contre l’agression de la Russie aux côtés de l’Union européenne à l’ONU le 2 mars 2022. Cette situation pourra-t-elle être pérennisée… ???? La situation des îles Salomon est-elle une nouvelle étape sur la voie chinoise d’expansion dans le Pacifique vers l’est et vers l’ouest, de tentative de domination du monde ?

Hélène Mazeran

Sources :       La Croix :    31 mars 2022, 1eret 28 avril 2022

                        Le Figaro :  20 avril 2022

Le Monde : 20-21 septembre 2020, 24 mars, 27-28 mars 2022    

        Isabelle Dellerba, Nathalie Guibert

                        JDD :          28 novembre 2021

                        HuffPost/ AFP : 22 et 27 avril 2022

                        Malaymail :  18 et 19 avril 2022


[1] Cf Amiral Labrousse : Les détroits stratégiques du Pacifique occidental. Paris. 1987.

[2] Déjà mises en évidence lors de la bataille de Guadalcanal (août 1942-février 1943) où le débarquement des alliés occidentaux (principalement américains) a empêché le Japon qui occupait l’île depuis mai 1942, de couper les voies de communication et d’approvisionnement alliées vers l’Australie et la Nouvelle Zélande.

[3] Cf Xavier Wanderpepen. Forwardis SNCF. 2021.

[4] Force internationale de sécurité comprenant des militaires et des policiers, établie par l’Australie, la Nouvelle Zélande et six Etats insulaires à la demande du Gouverneur général des Salomon, John Lapli, opérationnelle de juillet 2003 à juin 2017.

[5]Malaita est traditionnellement une province contestataire, c’est de là que partit le mouvement indépendantiste contre le protectorat britannique après la Seconde Guerre Mondiale.

[6] Cf B. Courmont et H. Delahalle : « A China’s soft power in the Pacific : the example of Solomon Islands and the Pacific games 2023 project”. IRIS. March 2022.