La France et l’Indopacifique

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Quelques repères concernant la France en introduction :

  • Membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU, et signataire de la Conventionde Montego Bay sur le droit de la mer, et donc attachée à la liberté de navigation et au respect du droit international ;
  • La France et les Etats-Unis sont les seuls Etats à exercer leur souveraineté sur des territoires insulaires à plusieurs milliers de kms[1] ;
  • Elle est le seul pays au monde présent sur toutes les mers du globe ;
  • Sa ZEE d’environ 11 millions de km2est la 2ème au monde par la superficie, dont 2 millions de km2 en Océan indien et 7 en Océan Pacifique ;
  • La population de citoyens français dans la zone est de 1,6 millions + environ 300 000 résidents français dans les Etats riverains ; 7 000 militaires français sont présents en permanence dans la zone :
  • La majorité de nos clients en matière d’armements sont dans cette zone : Moyen-Orient pour environ 45%, zone Asie pour environ 34% (avant sept 2021, donc avec la commande des 12 sous-marins par l’Australie)[2].
  • Elle est membre de plusieurs organisations régionales : Commission de l’Océan Indien qu’elle préside en 2021-2022 ; Communauté du Pacifique et Forum du Pacifique sud ; Indian Ocean Naval Symposium dont la France assure la présidence de juin 2021 à juin 2023 ; le 17 décembre 2020, elle a rejoint l’IORA (Association des Etats riverains de l’océan Indien) qui compte 23 Etats-membres.
  • Et élément institutionnel significatif : depuis le 16 septembre 2020, Christophe PENOT est ambassadeur pour la zone indopacifique et a pour mission de coordonner l’action de l’ensemble des ministères et agences de l’Etat, avec l’appui du SGDSN, de faire connaître la stratégie française et de participer au suivi de la stratégie européenne pour l’Indopacifique adoptée en septembre 2021.

L’actualité en 2021 a mis un coup de projecteur sur la zone indopacifique avec :

  • « L’affaire » de la rupture du contrat des 12 sous-marins australiens le 15 septembre 2021 (conclu en 2016)
  • Le 3ème référendum en Nouvelle Calédonie le 12 décembre 2021 et la majorité de « non » à l’indépendance.

I – Tentative de définition de l’Indopacifique et des acteurs : De l’Asie-Pacifique à l’Indopacifique.

Pour la France, l’Indopacifique comprend le littoral des deux océans, et leurs terres adjacentes, ainsi que l’océan Austral.Est ici souligné l’aspect géographique d’un espace allant de Mayotte à Clipperton, mettant l’accent sur les océans.

1 – Au cours du XXème siècle : géographie et géopolitique

  • En1924, définition donnée par Karl Haushofer
  • Lors de laDeuxième Guerre Mondiale : rôle majeur du Pacifique à côté de l’Atlantique. D’où la création d’institutions couvrant l’Atlantique (OTAN signé en 1949) et le Pacifique (OTASE signé en 1954) contre le bloc soviétique dans le Guerre froide.
  • Dans lesannées 70-80 : la Guerre Froide et les conflits du Moyen-Orient mettent en évidence la nécessité pour les pays occidentaux d’assurerdes routes maritimes libres et ouvertes à l’est et à l’ouest (à noter que 7 des 10 passages majeurs pour le commerce mondial sont situés dans la zone Océan indien)

2 – Dans les années 2000 : Mondialisation des échanges et acteurs régionaux

Après la chute du bloc soviétique, la zone « Indopacifique » est plutôt centrée sur l’Indonésie et l’Australie, avec le Japon et l’Inde en périphérie. Parallèlement se développent les tensions (liées à la piraterie) et les contentieux (liés au droit de la mer).

Dès 2005, les Etats-Unis, le Japon, l’Australie et l’Inde évoquent la nécessité de contenir la Chine dans « l’Arc de la liberté et de la prospérité » au nom des valeurs démocratiques.L’Australie, les Etats-Unis et le Japon « pressentent » la nécessité « d’encadrer » l’expansionnisme chinois[3].

Tentative de définition ?

  • Si on adopte une vision maximaliste : l’Indopacifique représente 50% de la surface terrestre (terres émergées et surfaces maritimes) et ¾ de la population mondiale.
  • Définition la plus utilisée : espace situé entre les rives africaines de l’océan Indien et les rives américaines de l’océan Pacifique avec des verrous autour des détroits malais, et aux deux extrémités Panama et Ormuz/Bab el Mandeb/Suez.

En effet, l’axe Djibouti-Colombo-Singapour-Shanghai constitue une « ligne de communication » (sea lanes of communication) indispensable au fonctionnement de la planète, avec des passages stratégiques d’importance majeure (choke points) mis en évidence par les Occidentaux dans les années 70-80, ceci est encore plus vrai aujourd’hui.

L’expression n’est pas clairement définie[4], et elle est même niée par la Chine qui se réfère à l’Asie-Pacifique où elle a une position centrale dans la zone, alors que l’Indopacifique place l’Inde au centre et la « relègue » à la périphérie…

La composante terrestre du projet chinois des « routes de la soie » redonne corps à la centralité du continent eurasiatique et à l’opposition traditionnelle (théorisée par les stratèges du XIXème siècle) de l’empire de la Terre contre celui de la Mer. L’antagonisme actuel entre deux Etats puissants, les Etats-Unis et la Chine, serait-il la version modernisée de cette opposition, l’empire de la mer ne pouvant survivre qu’en préservant la liberté de circulation ?

« La mer a historiquement constitué un élément essentiel du développement du continent européen »[5].

Du fait de la mondialisation des échanges, la grande puissance américaine est très présente. Et encore plus après 2009-2010 : le « pivot asiatique » du Président Obama est en fait un élargissement de l’Asie-Pacifique, la zone ira désormais des côtes américaines jusqu’au sous-continent indien. En 2018, l’US PACOM (Pacific Command) est rebaptisé US INDOPACOM. Et l’expression « Indopacifique » est de retour …

En effet, nouveauté des années 2010, surtout après 2013-2015, affirmation de la présence chinoise et de sa volonté de puissance.

3 – La Chine, un nouveau venu dans la zone : expansion maritime et contestation de la liberté des mers

Les sept expéditions de l’amiral Zheng He (1371 – 1433) au XVème siècle (1405-1433) avaient pour but essentiel de prélever un tribut, ne visaient pas à « coloniser » des territoires[6]. Elles ne furent pas poursuivies dans les siècles suivants par la Chine qui se referme et fait détruire archives et bateaux, témoins des exploits de Zheng He, alors que l’Europe, elle, s’élance alors à la conquête du monde.

A la fin de la décennie 2010, la Chine qui semble avoir consolidé son pouvoir à l’intérieur (?) et développé son économie, veut affirmer sa puissance dans le monde, et développer son influence tant vers les côtes de l’Afrique orientale que vers la rive Pacifique des Amériques, et cela au détriment de la liberté de circulation des autres Etats. Si son expansion vers l’Europe est principalement économique, elle a une dimension militaire marquée en Asie. 

Alors qu’elle a signé la Convention de Montego Bay sur le droit de la mer, la Chine cherche à           s’« approprier» la mer de Chine méridionale en y créant une ZEE qui ampute celles du Vietnam, des Philippines, de Malaisie et d’Indonésie[7]. Parmi les nombreux « incidents », un exemple : en avril 2019, Pékin juge « illégal » le passage de la frégate française Vendémiaire dans le détroit de Taïwan, réaction nouvelle à l’égard de la France qu’elle juge « alignée » sur les USA ; et de plus la Chine estime que la France est « en Europe » et n’a rien à faire dans ces eaux lointaines. Si les Etats-Unis et leurs alliés intensifient « les passages innocents » de navires de guerre dans les aux contestées, c’est au prix de risques d’incidents graves.

Quelques événements méritent de retenir notre attention :

  • le gouvernement chinois conduit une opération massive et systématique de recherche dans l’est de l’Océan Indien sur une zone de 500 000 km2, préparant sans doute des opérations militaires sous-marines (en liaison avec des ressources potentielles ? avec les câbles sous-marins),
  • Pékin a entrepris la cartographie des fonds marins[8] afin de permettre le passage de sous-marins nucléaires.
  • Enfin le projet BRI n’est pas un projet régional, mais global, mondial, comprenant une augmentation de la flotte chinoise notamment. En 1995, la flotte chinoise n’est pas parmi les 8 premières flottes mondiales ; en 2005, elle est parvenue au 2ème rang, et en 2020 au 1er rang en nombre de bâtiments (surface et sous-marins) : 360 contre 297 pour les USA. Elle construit en 4 ans l’équivalent en tonnage de la flotte française.

Le projet BRI est un projet à long terme créant une ceinture économique allant des côtes chinoises jusqu’aux côtes orientales de l’Afrique. C’est la stratégie du « collier de perles » avec une dizaine de points clés (installations portuaires notamment) en utilisant la « diplomatie de la dette ».

Si dans le Livre Blanc sur la Défense et la Sécurité nationale en 2013, la France évoquait la possibilité d’un « partenariat global » avec la Chine, aujourd’hui dans la terminologie européenne, on parle d’un « rival systémique ».

Objectifs de la Chine : Prendre directement ou indirectement Taïwan et sécuriser ses approvisionnements énergétiques, en matières premières et en ressources énergétiques. La stratégie chinoise de « déni d’accès » qui s’étend peu à peu sur des zones plus vastes, est basée sur cinq points : sécuriser la Mer de Chine, endiguer le Japon, étouffer l’Inde, vassaliser la Russie et l’Union européenne, isoler les Etats-Unis.

Il conviendra de noter la « préoccupation commune » de la Chine et de la Russie mentionnée à Pékin le 4 février[9] face à la formation de « l’alliance militaire AUKUS, et notamment la fabrication de sous-marins nucléaires, qui touche à des questions de stabilité stratégique ». Ceci s’ajoute aux exercices conjoints effectués en novembre 2021 par des vaisseaux des 2 pays (Chine + Russie) dans le détroit japonais de Tsugaru.

NB : Il n’y a pas d’alliance formelle entre la Russie et la Chine (et même quelques désaccords notamment en Asie centrale… Les événements survenus au Kazakhstan en janvier 2022 ont suscité diverses interrogations sur un éventuel partage en zones d’influence).Notons aussi l’abstention chinoise lors des votes des 4 et 24 mars à l’ONU condamnant l’agression russe contre l’Ukraine. La guerre en Ukraine pourrait-elle « rebattre les cartes » en Indopacifique ????

En conclusion de ce 1er point : Les acteurs dans cette zone et leur vision géopolitique :

  • Les Etats qui ont une vision multilatérale et inclusive défendent un espace libre et ouvert pour tous (y compris la Chine) : France, Allemagne, Union européenne, Nouvelle-Zélande
  • Les Etats qui ont une vision exclusive fondée sur la rivalité avec la Chine : USA et son alliée britannique, ont constitué une alliance politique, militaire et économique contre la Chine avec l’Australie (AUKUS)
  • Les Non-Alignés se refusent à prendre parti : Inde, et Etats de l’ASEAN (à nuancer). Le ministre des AE de Singapour à Paris le 22 février : « Notre principe est de ne pas être forcé à choisir un camp ou un bloc, mais d’être ouvert et inclusif ». A noter : la Chine est son 1er partenaire commercial, et les USA sont le garant de sa sécurité maritime.

II – La France, état« riverain » des océans Indien et Pacifique du fait de ses collectivités et territoires

Olivier Poivre d’Arvor, ambassadeur des pôles et des enjeux maritimes, déclarait le 25 janvier : « Nous ne sommes pas un hexagone, mais un archipel »[10]. Sept des 13 territoires d’outre-mer français sont situés dans les océans Indien et Pacifique. Ces territoires dans la zone sont pour la France un atout précieux : elle n’est pas une puissance « étrangère », mais un Etat « voisin » dans les 2 océans, il y a donc une cohérence à lier les deux espaces.

La stratégie française de l’Indopacifique ne se veut pas exclusivement militaire, même s’il est nécessaire de protéger nos « appuis stratégiques » : « montrer la présence », protéger les zones de pêche, lutter contre la pêche illégale, défendre la liberté de navigation…. D’où le renforcement de la capacité opérationnelle des forces navales, avec différents programmes (AVISMAR, POM, BRF, FDI) car l’éloignement ne doit pas être sous-estimé, et donc les contraintes qui pèsent sur les relations entre la métropole et les territoires insulaires éloignés.

D’où l’importance de compléter notre stratégie militaire par des engagements économiques et culturels avec des partenaires, comme l’Inde, le Japon, …. Et aussi de partager nos responsabilités au niveau européen.

1 – Les statuts des différents territoires français

Ces territoires, positionnés dans les 2 océans, sont pour certains des collectivités politico-administratives comparables à celles de la métropole : La Réunion, Mayotte ; les autres ont des compétences de gouvernance très particulières : les TAAF, la Nouvelle Calédonie, Wallis et Futuna et la Polynésie française.

Cas particuliers de Clipperton et des Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) qui n’ont pas de population permanente.

La diversité des statuts est un héritage du passé. Mais l’accent est mis aujourd’hui sur les perspectives de coopération tournées vers l’avenir. Du fait de compétences constitutionnelles spécifiques, notamment en matière d’économie, d’environnement, voire de relations extérieures, ces territoires sont associés aux instances étatiques dans les organisations de coopération régionale.Ils sont impliqués dans les structures institutionnelles régionales aux côtés des représentants de l’Etat.

Trois exemples :

  • A la Commission de l’Océan Indien, c’est La Réunion (Préfet et Président du Conseil général) qui représente la France.
  • Le Président du Gouvernement de Nouvelle Calédonie et le Président de celui de Polynésie française participent aux sommets biennaux des chefs d’Etat et de gouvernement océaniens (PALM) avec le Premier Ministre du Japon
  • Ils peuvent bénéficier de financements internationaux au même titre que des voisins indépendants, notamment en matière d’environnement, d’adaptation au changement climatique.

2– La stratégie française de l’Indopacifique et ses implications. Les réflexions françaises sur l’Indopacifique apparaissent à partir de 2016, et sont formalisées en 2018.[11]

La vision française de l’espace Indopacifique défendue par la France, celle d’un espace « libre et ouvert », a pour objectif d’assurer la sécurité maritime, de garantir la liberté de navigation et de survol en haute mer. En août 2018, lors de la Conférence des ambassadeurs, le Président Macron a insisté sur cette vision multilatérale de l’espace, ne devant être dirigée contre aucun Etat, et notamment pas être dévoyée dans une lutte contre la Chine.

2A – 2018 est une année tournant avec un renforcement des liens bilatéraux avec les pays de la zone : Australie, Inde, Indonésie, prenant en compte la nouvelle position chinoise dans la zone. Parallèlement, des exercices militaires régionaux s’organisent avec de grands partenaires, notamment les 4 membres du QUAD (dialogue quadrilatéral de sécurité).

3 juin 2018, lors du Forum annuel du Shangri-La Dialogue[12] à Singapour entre les ministres de la défense de la zone indopacifique. Florence Parly y présente la position française.

A La Réunion à l’occasion du Forum « Choose La Réunion »[13] le 23 octobre 2019, la stratégie Indopacifique de la France est précisée autour de 4 priorités :

  • la résolution des différends par le dialogue,
  • la contribution à la sûreté et à la sécurité de la zone et  l’appui au renforcement de l’autonomie stratégique des Etats de la région,
  • la lutte contre le changement climatique,
  • la préservation de l’importance économique de cette région pour tous.

La région indopacifique est au centre de tous les flux commerciaux internationaux, traversé par plus de 450 câbles sous-marins[14], réserve de ressources halieutiques et énergétiques considérable.

A différentes occasions, ces principes de base sont rappelés par les officiels français et mis en œuvre avec nos partenaires. Quelques exemples :

Mars 2018 : Le Président Macron parle de l’Inde comme du « 1er partenaire stratégique » de la France dans la région, un des premiers acheteurs d’armement français en Asie, même si l’Inde reste historiquement proche de la Russie[15].

L’Inde est le seul membre du QUAD à avoir une frontière commune (3 400 km) avec la Chine avec des confrontations régulières. Elle est l’un des premiers pays à avoir alerté contre la théorie du  collier de perles  chinois « dans l’Océan indien et participe à des exercices dans l’Océan Indien avec la France.

Mai 2018 : A Sydney (Australie) est évoqué « l’axe Paris-New Delhi-Canberra » et la France est considérée comme un acteur majeur dans la région[16].

« Votre pays est de fait une puissance de l’Indopacifique ». Kevin RUDD, ancien Premier Ministre australien, expert des relations entre l’Occident et la Chine.

Mai 2019 : le Porte-avions Charles-de Gaulle participe à l’exercice naval Varuna avec l’Inde dans l’Océan Indien ; des manœuvres conjointes ont lieu dans le Golfe du Bengale avec l’Australie, le Japon et les Etats-Unis, et le porte-avions fait escale à Singapour ; une frégate française fait escale à Ho Chi Minh.

2020 : la France est devenue « partenaire de développement » de l’ASEAN. Elle a aussi adhéré à l’Association des Etats riverains de l’Océan Indien.

Septembre 2020 : Dialogue trilatéral Australie-Inde-France.

2021 : Les marines européennes (France, Allemagne, Royaume-Uni et aussi Pays-Bas) ont envoyé d’importantes unités de combat dans la zone. En avril 2021, les Forces d’Auto-Défense japonaises (FAD) ont participé à l’exercice multinational Lapérouse dans le Golfe du Bengale. Des manœuvres maritimes (ARC21) + exercices amphibies sur le territoire japonais ont également eu lieu avec la France, l’Australie et les USA. Le Japon soutient cette stratégie de coopération dans l’Indopacifique.

Les relations franco-indonésiennes sont anciennes (1961) ; puis co-présidence de la conférence de Paris sur la Cambodge en 1991. Depuis 2011, un partenariat stratégique a été conclu avec l’Indonésie qui est un « client régulier de l’industrie d’armement français » (2ème derrière Singapour).En février 2021, rappel des positions communes au sujet du « respect du droit international dans un espace indopacifique libre et ouvert fondé sur un multilatéralisme efficace »[17].  Des accords de coopération sont signés en juin 2021, puissuivis le 10 février 2022, par une commande de 42 avions de chasse Rafale et par un autre accord pour la fourniture « éventuelle » de 2 sous-marins Scorpene[18]. « Hasard ou manœuvre ? » : quelques heures après la signature avec Mme Parly, le ministère de la Défense américain annonçait donner son accord à la vente de 36 avions de chasse F15 Eagle II à l’Indonésie…

Au début de 2021, la France se trouvait ainsi au centre de relations croisées avec l’Inde et le Japon, l’Australie et les Etats-Unis, les partenaires du QUAD et de l’ASEAN, l’Allemagne et le Royaume-Uni. Toutes les grandes puissances démocratiques se trouvaient ici impliquées, certaines ne voulant pas forcément être amenées à choisir entre Pékin et Washington. Mais l’alliance AUKUS ne créera-t-elle pas un nouveau contexte, alors que de nombreux pays dans la région sont plutôt à la recherche d’une position d’équilibre entre la Chine et les USA ?

2B – Les changements de 2021 induits par la dénonciation du contrat français, conclu en 2016, pour la livraison de 12 sous-marins à l’Australie et la signature de l’Alliance AUKUS entre l’Australie, le Royaume-Uni et les Etats-Unis (15 septembre 2021).

La France doit prendre en compte cette nouvelle manifestation de l’antagonisme anglo-saxon, déjà manifesté à la fin des années 2000 lorsqu’elle espérait entrer dans le club historique des Five-Eyes, créé en 1941, coopération dans le domaine du renseignement entrel’Australie, le Canada, les Etats-Unis, la Nouvelle Zélande, et le Royaume Uni, « revitalisée » dans les années 2000 pour lutter contre le terrorisme.

Autre événement aux conséquences notables : la décision de la Nouvelle Calédonie de rester partie de la communauté française, décision issue de référendum du 12 décembre, joue un rôle très important pour la France, mais aussi pour l’Europe, l’Australie et la Nouvelle-Zélande. Il devient essentiel de renforcer la visibilité des marines concernées dans la zone face à la Chine.

En outre, la France a pris conscience de l’intérêt stratégique des fonds marins et du champ de compétition qu’ils représentent sur la scène internationale. Cf « La stratégie pour la maîtrise des fonds marins » présentée à Brest par Florence Parly le 13 février 2022 : « il s’agit de mieux connaître, mieux surveiller et mieux agir, dans une approche globale et internationale avec des moyens qui ne sont pas au niveau de ceux de nos partenaires ou de nos adversaires ». Or différents incidents montrent que les fonds marins sont aujourd’hui le lieu d’opérations préoccupantes (ruptures de câbles, pillage des ressources…)

Aujourd’hui, il parait évident que la France -et l’Europe- ont intérêt à développer des relations de coopération dans cette région en raison de la place prépondérante de la mer et de l’Asie sur la scène internationale. D’où la nécessité de défendre la liberté de navigation et la préservation des biens communs (biodiversité, sécurité maritime…).

La France bénéficie d’atouts dans la région et a développé une stratégie indopacifique qui est aujourd’hui plus visible, tout en espérant présenter une voie « non-alignée ». En outre, notre industrie de défense présente à nos partenaires des offres de haut niveau, et des offres de formation, incluant un « partenariat stratégique » établissant une relation de confiance, qui est souvent une alternative à l’offre du « tout-américain ».

A partir de là, une stratégie « européenne » peut être envisagée comme complémentaire en coordination avec la stratégie française.

3-Le relai européen : stratégie européenne et partenariats régionaux.

En 2017, le Président Macron déclarait : « L’Europe est le niveau approprié pour recouvrer notre pleine souveraineté dans des domaines qui ne relèvent plus du seul champ national, car je veux d’une Europe qui soit un continent aux dimensions des puissances américaine et chinoise ». Les territoires insulaires français sont un atout pour la France, mais aussi pour l’UE, et donc pour tous ces Etats membres.

Dans le cadre de l’OTAN, les forces européennes, et donc les marines, ont eu à agir ensemble, et à mettre en place des procédures et des normes permettant une grande interopérabilité (ravitaillement, systèmes de communication…). La RFA et les Pays-Bas se sont aussi dotés d’une stratégie indopacifique.

Depuis le Brexit, la France est seule en mesure de maintenir, voire d’augmenter, une présence militaire permanente dans la zone Indopacifique. Mais elle souhaite entraîner ses partenaires européens. Un soutien, renfort européen est-il utile ? indispensable ?

Le 16 avril 2021, le Conseil européen a publié « la stratégie européenne pour la coopération dans l’Indopacifique »[19]. A noter que cette annonce s’est « télescopée » avec l’annonce de la signature de l’AUKUS le 15 septembre 2021.

Si l’Europe ne mentionne pas son opposition à la Chine (contrairement à la position américaine), elle précise « sa réticence à approfondir des échanges avec des Etats qui ne respectent pas ses valeurs », et insiste sur la nécessité de « renforcer ses partenariats avec les Etats du sud-est de l’Asie (ASEAN) pour préserver la liberté de navigation et pour lutter contre la territorialisation des mers »[20]. L’UE a nommé un « envoyé spécial pour l’Indopacifique » le 1er septembre 2021.

La région indopacifique revêt une importance stratégique croissante pour l’Union européenne, les 2 régions sont en étroite corrélation :

  • l’UE est le premier investisseur et principal partenaire de coopération au développement dans la région indopacifique,
  • l’UE est un des plus grands partenaires commerciaux de la zone,
  • les 2 régions couvrent 70% du commerce mondial des biens et services.

Le développement agressif de la puissance chinoise, et les rivalités sino-américaines (économiques, militaires, technologiques …) ont été ravivées par le pacte AUKUS en septembre 2021. Dans ce contexte, un rapprochement UE-ASEAN pour un projet régional de coopération commun, autonome évoqué par Josep Borrell à Djakarta en juin 2021, prend tout son sens et vient illustrer le partenariat stratégique signé en 2020 après 40 ans d’échanges. La vitalité économique des pays de l’ASEAN est importante pour l’UE. L’Inde et le Japon pourraient aussi se rapprocher des positions européennes.

Les principaux éléments de la stratégie de l’UE pour la région indopacifique :

  • objectif d’une zone libre et ouverte à tous dans le cadre d’un ordre international fondé sur des règles et des conditions de concurrence équitable et d’un environnement ouvert et juste pour le commerce, l’investissement, la lutte contre le changement climatique et le soutien à la connectivité à l’UE,
  • en même temps, approfondissement de ses engagements avec ses partenaires dans 7 domaines spécifiques : prospérité durable et inclusive, transition écologique, gouvernance des océans, gouvernance et partenariat numérique, connectivité, sécurité et défense, sécurité humaine.

Le projet de « Boussole stratégique », équivalent européen du livre Blanc de la Défense, a été adopté, après 4 versions successives, le 21 mars par les ministres européens des Affaires étrangères et de la Défense. Il vise notamment à renforcer la coopération des marines ici comme sur le reste de la planète, « dans les endroits  stratégiques du globe, sur l’ensemble des océans » afin de mettre en œuvre une politique commune et concertée. Il s’agit de préserver la libre circulation et la sécurité maritime, de lutter contre la piraterie[21]. Cette « boussole stratégique » sera à la fois une stratégie et un plan d’action pour les 5 à 10 ans à venir. Reste pour les Européens à accorder au mieux leurs « nuances » du concept Indo-Pacifique, entre l’approche plutôt stratégico-militaire de la France (liée aussi à ses contrats d’armement) et une vision plus économique et commerciale de l’Allemagne. La Boussole mentionne aussi la nécessité de renforcer le dialogue et les exercices conjoints avec d’autres Etats dans le monde.

Des défis communs ont été mis en évidence entre les 2 régions, UE et Indopacifique en matière d’intégration économique et de changement climatique.

Que sera le nouveau projet européen « Global Gateway », parfois présenté comme un concurrent du BRI chinois ? Avec ses enjeux globaux liés à la protection de l’environnement et aux questions de sécurité, il serait courtisé par la Chine pour un partenariat ? une coopération avec son projet BRI ?

Eviter une alliance Moscou-Pékin dans cette zone est-il encore possible ????

Conclusion

7 des 10 premiers ports mondiaux sont en Chine. Le Golfe persique fournit 40% des exportations de pétrole et 80% d’entre elles partent vers l’Asie[22]. L’importance de la voie maritime mondiale indopacifique n’a fait que croître au XXème siècle alors que le commerce transatlantique est devenu moins prééminent.

Pour la France, c’est un enjeu économique (sécurité des approvisionnements et des échanges commerciaux) et de souveraineté (protection des ZEE, et lutte contre les activités illicites). L’originalité de la position française dans cette zone est liée à sa situation « d’Etat riverain[23] ». L’implication de l’UE, au-delà des relations bilatérales basées sur des valeurs communes, offre en outre une 3èmevoie aux Etats de la région pour éviter de choisir un alignement sur Pékin ou sur Washington, sujet à l’ordre du jour de tous les dialogues. David Panuelo, Président de la Fédération des Etats de Micronésie soulignait le 10 mars dernier que l’Océanie avait voté de manière unanime la résolution contre la Russie aux côtés de l’UE lors du vote à l’ONU le 2 mars 2022.

Le 22 février 2022, un Forum pour la coopération en Indopacifique dans le cadre de la présidence française de l’UE a réuni à Paris les Ministres des affaires étrangères des 27 et ceux de 30 Etats de cette zone.

Les USA et la Chine n’étaient pas invités. Au nom d’une « autonomie stratégique », la réunion voulait être préservée des rivalités entre les 2 puissances, Chine et USA, même si l’objectif non avoué est sans doute de contribuer à une alternative à l’engagement chinois dans la zone.

Hélène MAZERAN


[1]Ne sont pas pris en considération les territoires britanniques de Pitcairn et des Chagos car moins de 100 habitants.

[2] Cf SIPRI, 2017-2021

[3] Cf Robert KAPLAN in Foreign Affairs, Mars 2009.

[4] Cf Paco MILHIET : « L’Indopacifique français : constructions régionales, stratégie nationale, déclinaisons locales ». Thèse de doctorat 2021. Université de Polynésie française et Institut catholique de Paris.

[5] VAE Patrick EBRARD. Entretiens d’Europe, n°111. 31 janvier 2022.

[6]Ceci est souvent rappelé par Xi Jinping qui sait utiliser l’histoire chinoise à son avantage : il veut montrer que la Chine n’a pas de visée impérialiste.

[7] La Chine se considère comme une puissance économique en forte croissance qui n’a pas une ZEE correspondant à son statut. Mais la Cour permanente d’arbitrage de La Haye le 17 juillet 2016, a rejeté toutes les revendications chinoises de ZEE en mer de Chine du sud.

[8] Seuls 6% des fonds marins seraient connus (et pas seulement par les Chinois)

[9] Déclaration en marge de l’ouverture des JO. 4 février 2022.

[10] « Les Outre-mer aux avant-postes ». Maison de l’Océan. Paris 25 janvier 2022

[11] « Stratégie de défense française dans l’Indopacifique ». Ministère des Armées 2018, mis à jour 24/06/2022. https://bit.ly/3AYIJgo; « Stratégie de la France dans l’Indopacifique » Ministère de l’Europe et des affaires étrangères, juillet 2021. https://bit.ly/3G2430Pf.

[12] Sommet informel consacré aux questions de défense et sécurité en Asie.

[13] Rencontre d’entrepreneurs destinée à promouvoir l’attractivité économique du territoire.

[14] 98% des communications transitent aujourd’hui par câbles sous-marins.

[15] Elle s’est abstenue lors des votes à l’ONU des 4 et 24 mars contre l’agression russe en Ukraine.

[16] Ce ne fut pas toujours le cas…. Cf au moment des essais nucléaires, au moment de la conférence sur le règlement de la question cambodgienne ….

[17] A noter que pour l’instant, l’Indonésie (4ème pays le plus peuplé du monde) est réservée par rapport aux revendications chinoises en mer de Chine méridionale (avec par exemple escarmouches autour des îles Natuna), et ne veut pas prendre parti, contrairement à la France et aux USA qui rappellent fréquemment leur attachement au principe fondamental de la liberté de navigation.

[18]14 exemplaires de ce type de sous-marins d’attaque à propulsion conventionnelle ont déjà été vendus par Naval Group, dont 6 à l’Inde, 2 à la Malaisie (les autres au Brésil et au Chili).

[19] « Conclusion du Conseil sur une stratégie de l’UE pour la coopération dans la région de l’Indopacifique » ; Bruxelles, 16 avril 2021 ; https://bit.ly/3jeSKjl. Communication conjointe du Parlement européen et du Conseil : « Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région Indopacifique », Bruxelles 16 septembre 2021 ; https://bit.ly/3B2xqDA.

[20] Même si l’UE est bien consciente que certains Etats- (Laos, Cambodge) sont sous influence chinoise …

[21] Comme le fait la mission Atalante initiée par la France en 2008, mise en œuvre par l’UE dans le cadre de la force navale européenne et de la PSDC dans le Golfe d’Aden et dans l’Océan Indien.

[22] Cf Atlas stratégique. Fondation méditerranéenne d’Etudes stratégiques. 2022

[23] Le Royaume uni est riverain avec les îles Pitcairn (à l’ouest de l’Australie). Il se positionne comme acteur mondial dans sa « stratégie 2020 », mais il n’est plus membre de l’UE.