L’INDO-PACIFIQUE : UN CONCEPT FORT DISCUTABLE !

Avec l’aimable autorisation de GeopoWeb qui a publié cet article le 18 avril 2023

Thierry Garcin (1) prend le parti de laisser de côté la dimension « liens spécifiques entre les nations » pour s’interroger sur la consistance géographique et stratégique de la zone indopacifique, en s’appuyant sur la permanence des antagonismes et des retournements de situation. Il s’agit d’un construit assez hétéroclite avec des pays parfois historiquement éloignés, plutôt une stratégie qu’un territoire basé sur une vision respectueuse du Droit international. Une zone immense dans laquelle opèrent des logiques de double encerclement par deux puissances majeures. La Chine mobilise avec succès les nouvelles Routes de la soie (terrestres et maritimes). On lira avec un intérêt particulier les doctrines de la France, de l’Inde et … l’absence de l’UE.

L’équilibrisme géographique et géopolitique des alliances produit un cocktail de risques majeurs. Un espace de toutes les incertitudes et donc de tous les risques : besoin américain d’élargir de facto l’OTAN aux enjeux asiatiques, menaces sur Taïwan, mais diminution de l’hostilité Japon/Corée du Sud, multi-alignement inachevé de l’Inde, retour éventuel des républicains américains au pouvoir etc…

A la fin du texte, sans la citer, l’auteur évoque ce qu’il est devenu courant d’appeler de ses vœux : une autonomie stratégique européenne (2). On peut bien sûr discuter de l’éventuelle neutralité et découplage des théâtres de conflits (Ukraine, zone Indopacifique). Sans trop y croire, car c’est dans l’Indopacifique que bat le cœur de la mondialisation contemporaine (cf semi-conducteurs) avec Taïwan comme ligne de fracture entre les deux superpuissances, dont dépendra l’influence (au moins régionale de demain), mais c’est un autre sujet pour un autre article…

  1. Thierry Garcin est chercheur associé à l’université Paris Cité
  2. Le texte est écrit les quelques jours qui précèdent le voyage de Monsieur Macron en Chine, lui donnant un éclairage tout particulier…
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L’INDO-PACIFIQUE : UN CONCEPT FORT DISCUTABLE !

Depuis quelques années, toute une littérature atlantiste a pris comme fait accompli la notion d’Indo-Pacifique. Or, en profitant du recul que proposent les cinq dernières années, cela mérite examen. Car, sans l’antagonisme américano-chinois et sans l’instrumentalisation systématique de la menace chinoise, cette approche géopolitique globalisante n’a guère de sens.

En effet, l’Indo-Pacifique frappe à vue d’œil par son gigantisme (même la Mongolie est scrupuleusement insérée sur les cartes), qui permet de rassembler politiquement et économiquement des alliés des États-Unis, au prix d’audacieux amalgames stratégiques. On peut dès lors se demander s’il ne s’agit pas d’une « construction de l’esprit », justifiée pour Washington par l’évolution inquiétante de trois sous-zones, sources éventuelles d’affrontements : la Corée du Nord, Taïwan (le président Joe Biden s’est engagé à défendre l’île) et la mer de Chine méridionale (voir ci-dessous figures 1 et 2). Et doit-on, comme s’y emploie constamment le secrétaire général de l’Alliance atlantique, Jens Stoltenberg, considérer la Russie et la Chine comme une menace unique ? On voit donc combien la relation de Washington avec ses alliés -d’autant plus complexe- est au centre de cette nouvelle problématique.

Si, par souci de simplification, on ne traitera pas ici de dossiers spécifiques comme les liens entre les deux rives du Pacifique, les ventes d’armes, les catastrophes naturelles, l’émigration et la piraterie maritime, on doit néanmoins s’interroger sur la pertinence de la notion d’Indo-Pacifique, vite acceptée comme une doctrine, et sur les conséquences pour quelques acteurs clés : la Chine, les pays d’Asie du Sud-Est, l’Inde et la France (puissance riveraine). Bref, l’Indo-Pacifique existe-t-il vraiment ?

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Une notion particulièrement floue

La notion d’Indo-Pacifique n’est pas nouvelle.
Déjà, le QUAD (Quadrilateral Security Dialogue), ébauché en 2007 et consolidant le « pivot vers l’Asie » annoncé en 2011 par la secrétaire d’État Hillary Clinton, réunissait l’Australie, les États-Unis, l’Inde et le Japon. Ce QUAD, remis sur le chantier en 2017, accompagne désormais le programme américain d’Indo-Pacifique. À l’époque, le QUAD était clairement destiné à contrer l’expansion maritime chinoise dans les deux océans, Pacifique et Indien. Désormais, il lutte également contre les routes maritimes de la soie (le programme des Routes terrestres et maritimes de la soie a été lancé en 2013 par le président chinois, Xi Jinping). Lors du sommet du QUAD du 24 septembre 2021, le président américain Joe Biden déclara : « L’avenir de chacune de notre quatre nations -et, de fait, du monde entier- dépend d’un Indo-Pacifique libre et ouvert, durable et prospère, dans les futures décennies ». En effet, le souci premier des États-Unis a toujours été d’assurer la totale liberté de navigation sur les mers, et cela n’est pas près de changer. La genèse de l’Indo-Pacifique doit également mentionner la demande insistante de l’ancien et très nationaliste Premier ministre japonais Shinzo Abe, pour un « Indo-Pacifique libre et ouvert » (2016-2017). Tokyo est en pleine remilitarisation, a profondément modifié sa doctrine stratégique et veut devenir « un pays normal » (inquiétudes justifiées de Pékin et de Séoul).

Sur un plan plus historique, cet endiguement antichinois (containment) est proche parent de l’endiguement antisoviétique des années 40 et 50, utilement prôné par le très éclairé diplomate américain George Kennan, qui préférait endiguer l’URSS plutôt que de la repousser (roll back). Il rappelle aussi les vastes alliances hétérogènes mises en place par Washington au début des rapports Est-Ouest : pacte de Rio (1947) ; ANZUS (1951), réunissant Australie, États-Unis et Nouvelle-Zélande ; pacte de Bagdad (1955), accueillant l’Iran, l’Irak, le Pakistan, le Royaume-Uni et la Turquie, plus les États-Unis à partir de 1958 ; le pacte de Manille et l’OTASE, etc. L’AUKUS de 2021 (« Australia-United Kingdom-United States ») fleure bon cette « pactomania » américaine. On n’oubliera pas que les États-Unis entretiennent également de longue date un réseau d’espionnage remarquable (« Five Eyes », UKUSA, Echelon…), s’appuyant sur l’Asie-Pacifique.
La doctrine de l’Indo-Pacifique souhaite officiellement rassembler plus de la moitié de la population mondiale et 58 % des jeunes, 60 % du PIB mondial, 2/3 de la croissance mondiale, cela sur 65 % des océans et 25 % des terres. Y renforcer le rôle des États-Unis est la première des priorités affichées, en profitant d’alliances, de partenariats et d’institutions régionales, impliquant l’Union européenne, expressément convoquée. De fait, on peut se demander si le volet économique n’est pas l’habillage du volet sécuritaire.

On comprend mieux pourquoi, depuis quelques années, Washington mondialise littéralement ses intérêts en Asie via la doctrine de l’Indo-Pacifique : « La région est un facteur clé de l’économie mondiale, inclut les voies maritimes mondiales les plus empruntées et neuf des dix plus grands ports. L’Asie-Pacifique est aussi une région hautement militarisée avec sept des dix plus grandes armées et les cinq États nucléaires officiels. Compte tenu de ces données, la complexité stratégique qu’affronte cette région est unique » (Département de la défense américain, mars 2022). En 2018, les États-Unis avaient rebaptisé le Commandement « Pacifique » en Commandement « Indo-Pacifique ». C’est donc l’antagonisme américano-chinois qui explique l’enrôlement des acteurs secondaires régionaux.
En effet, la zone concernée s’étend sur une vaste partie de la planète, couvrant les deux océans (Pacifique, 165 millions de km² ; Indien, 70 millions), où les distances transversales sont hors du commun : 8 800 km entre Los Angeles et Tokyo, 14 120 km entre Los Angeles et Singapour, 7 600 km entre Hawaï et Brisbane (Australie), etc. Sans la volonté des États-Unis, cet espace sans centre ni périphérie serait totalement incompréhensible, aussi bien en termes de civilisations que de cultures (langues) et de sociétés (religions et croyances religieuses), de superficies et de caractéristiques démographiques, sans parler des régimes politiques et des puissances économiques. Car, le plus frappant reste encore l’aspect composite et hydride de ce grand concours de peuples. Seul, dans cette affaire, l’antagonisme américano-chinois se veut structurant. D’où la plus grande prudence méthodologique à considérer cet ensemble baroque comme un tout.
Au regard des évolutions depuis la seconde guerre mondiale, deux constats méritent d’être rappelés : la permanence des antagonismes et 1a fréquence des retournements de situation.

D’une part, les antagonismes clés sont fondateurs. Témoins : la division des deux Corée ; l’hostilité historique Japon-Corée (il y a une belle thèse de doctorat à soutenir sur ce sujet) ; la guerre française d’Indochine ; les confrontations Inde-Chine et Inde-Pakistan, Vietnam-Chine et Vietnam-Cambodge ; la rivalité URSS-Chine ; la guerre américaine du Vietnam ; la volonté chinoise affichée de recouvrer Taïwan.
D’autre part, et à l’inverse, les retournements de situation sont légion. Témoins : l’ascension économique spectaculaire du Japon après la capitulation de 1945 (2e PIB mondial en 1968, 57 % du PIB américain en 1989) ; l’essor économique remarquable dans les années 50 et 60 des « quatre dragons » (Hong Kong, Taïwan, Corée du Sud, Singapour, tous dépourvus de matières premières) ; la réconciliation sino-soviétique de 1989 ; l’indépendance de Timor-Est en 2002 ; les actuelles bonnes relations États-Unis-Vietnam ; la fructueuse coopération économique Chine-Taïwan de 2008 à 2016.
Ces deux constantes historiques devraient inciter à la modestie géopolitique, interdisant toute prévision avantageuse et toute projection rassurante sur la stabilité en Asie-Pacifique. D’autant plus que c’est la Chine qui, depuis longtemps, écrit la partition.

La saisissante expansion chinoise

Considérée par les Américains comme un rival économique redoutable et, à terme, comme une menace stratégique, la Chine a considérablement élargi son influence dans la région. Déjà, elle avait multiplié par onze son PIB entre 2001 et 2021, fait croître ses échanges internationaux de 9 % à 13 % dans la même période, multiplié par 7,5 ses exportations de 2001 à 2019. Sa marine militaire a été remarquablement modernisée et étoffée, tandis qu’elle pratique avec succès la projection de la force (Djibouti, Méditerranée…). Depuis 2013, ses Routes de la soie, terrestres et maritimes, visent à gagner le cœur de l’Europe, à encercler l’Inde, à s’appuyer sur la Corne de l’Afrique.
Accusée par les États-Unis de vouloir imposer de nouvelles normes internationales et de créer des organismes concurrents de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international (voir ci-dessous figure 3), Pékin a surtout tiré bénéfice du brutal retrait américain du Transpacific Partnership (TPP), décision impulsive, incongrue et contreproductive du nouveau président Trump en 2017.

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En effet, la riposte chinoise ne s’est pas fait attendre. Elle a été d’autant plus cinglante que la Chine a recruté chez les alliés des États-Unis, lançant en 2020 le Partenariat économique régional global (Regional Comprehensive Economic Partnership, RECEP), exclusivement asiatique cette fois et parvenant à accueillir à la même table le Japon et la Corée du Sud, véritable camouflet pour Washington (voir ci-dessous figure 4). Parallèlement, on n’oubliera pas que 90 % des dix plus grands ports mondiaux sont asiatiques, 70 % étant… chinois. En outre, même s’il s’agit d’une progression plus lente, la Chine parvient à séduire des micro-États en Océanie : partenariat stratégique avec le Vanuatu, accord de sécurité avec les îles Salomon (2022), le ministre chinois des affaires étrangères ayant proposé sans succès un « Plan d’action quinquennal Chine-pays du Pacifique pour le développement commun », au cours d’une visite de dix jours en 2022 dans huit pays de la région. Bien sûr, l’idée est aussi de limiter l’influence australienne (à terme, l’influence française) et de constituer peu à peu un front antitaïwanais dans le Pacifique Sud. De fait, quatre des quatorze États qui reconnaissent Taïwan s’y trouvent (Îles Marshall, Nauru, Palaos, Tuvalu).

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La mosaïque baroque de l’Asie du Sud-Est

À la fois continentale, péninsulaire et archipélagique (18 000 îles en Indonésie, 7 000 aux Philippines), cette sous-région se caractérise principalement par son manque total d’unité, malgré la création en 1967 de l’Association des pays d’Asie du Sud-Est (Association of Southeast Asian Nations, ASEAN), qui s’est elle-même ramifiée en entités multiples (« le plat de spaghettis », disent les Asiatiques). D’ailleurs, plus on célèbre la supposée « centralité » de l’ASEAN, plus l’organisation se disperse, ce qui fait généralement le bonheur des diplomates, qui aiment signer des documents. En fait, priment la diversité des cultures, le legs des colonisations européennes (et de l’américaine pour les Philippines), le développement économique incroyablement différencié (voir ci-dessous figure 5). Ainsi, Singapour a-t-il le même PIB que les Philippines pour 5% de sa population ; la Birmanie a-t-elle 5,4 % du PIB de l’Indonésie pour 20 % de sa population ; Bruneï représente-t-il les trois quarts du PIB laotien, pour une population 16 fois moins nombreuse, etc. Enfin, on remarquera que l’ASEAN est la seule organisation économique digne de ce nom, dans cette si vaste région ; c’est peu. De surcroît, tout différend sérieux est aussitôt mis sous le boisseau. Ce n’est pas ainsi qu’on élève un rempart antichinois.

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Ce sont à la fois le rôle stratégique du détroit de Malacca pour le transport de marchandises (30 % du total mondial, 83 000 bateaux en 2022) et l’importance de la présence militaire américaine qui illustrent le caractère névralgique de ce « point chaud » du globe. En 2020, le Secrétaire à la marine américain avait recommandé la recréation d’une 1ère Flotte, destinée à décharger la 7e flotte du Pacifique occidental et dont le QG eût été à Singapour. C’est-à-dire à la sortie du détroit de Malacca (76 % des importations chinoises de pétrole y ont transité en 2019), aux abords de la mer de Chine méridionale (où Pékin a illégalement installé des forces militaires sur des îles consolidées et agrandies) et non loin du détroit de Taïwan, trois zones où un affrontement militaire entre États-Unis et Chine pourrait un jour éclater. On rappelle l’ampleur du dispositif militaire américain en Indo-Pacifique, des forces stationnées au Japon, en Corée du Sud, aux Philippines et ailleurs, des points d’appui situées dans l’océan Pacifique (Guam…) et dans l’océan Indien (Diego Garcia ) . Avant longtemps, la Chine -qui en rêve- ne pourra y remplacer les États-Unis.
Quant à la guerre d’Ukraine, deux pays de l’ASEAN (Laos, Vietnam) ont pratiqué le même vote lors de quatre résolutions de l’Assemblée générale de l’ONU condamnant Moscou, en 2022 et 2023 : abstention à trois reprises, vote contre à une reprise. Et pour la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme, six des dix pays se sont abstenus (Bruneï, Cambodge, Indonésie, Malaisie, Singapour, Thaïlande), le Laos et le Vietnam votant contre. Huit sur dix pays n’ont donc pas voté pour cette suspension, ce qui donne à réfléchir.

Le grand écart indien

Dans l’océan qui porte son nom, l’Inde -dont le peuple est aussi peu hauturier que le peuple chinois- a historiquement été tournée vers sa partie occidentale. L’Inde a donc un tropisme plus « afro- » qu’asiatique. Elle y profite notamment de sa diaspora (Afrique du Sud, Kenya, Madagascar, Maurice, Ouganda, Seychelles, Tanzanie…), ayant délaissé son versant oriental, bien qu’elle y ait des possessions insulaires (Andaman et Nicobar, certes faiblement peuplées mais où elle commence à investir militairement) et qu’elle y dispose pourtant de diasporas importantes (Birmanie, Malaisie…). En fait, l’existence de la barrière himalayenne, ses relations conflictuelles avec le voisinage (Pakistan, Chine) et son besoin récent de promouvoir la stabilité de l’Afghanistan ont longtemps rendu prioritaires ses intérêts continentaux. Ce n’est que depuis trois décennies qu’elle a multiplié les accords et coopérations complexes avec son Est : ASEAN, mais aussi Australie, Japon, Singapour… Avec Tokyo, elle a même annoncé en 2016 la création des « Routes de la liberté » (Asia Africa Growth Corridor, AAGC), projet apparemment en veilleuse mais destiné à contrer les Routes de la soie chinoises et à desserrer le « collier de perles » chinois qui l’entoure.
Cela n’a pas empêché l’Inde de consolider et de développer simultanément des coopérations souvent contradictoires avec le Moyen-Orient (États du Golfe), avec Israël et avec l’Iran (port de Chabahar, idéalement situé à l’entrée du Golfe).

Il est donc bien trop tôt pour évaluer la politique maritime indienne dans l’océan Indien, d’autant plus que la doctrine actuelle du « multi-alignement » n’en est qu’à ses débuts (on pourrait plutôt parler d’une « pluri-diversification »). Il s’agit, explique le ministre des Affaires étrangères Subrahmanyam Jaishankar, « d’engager l’Amérique, de gérer la Chine, de cultiver l’Europe, de rassurer la Russie, de faire participer le Japon, d’attirer les voisins ». On lui souhaite bonne chance… Le « multi-alignement » a quand même ses limites : on comprend que, tentée d’y participer, l’Inde ait finalement décidé de ne pas intégrer le RECEP proposé par la Chine (voir supra figure 4). De surcroît, le rôle de New Delhi reste ambigu dans la guerre d’Ukraine survenue en 2022. Dans toutes les hypothèses, donc, ses relations avec Moscou (son premier partenaire en matière de défense) et Washington (son premier partenaire économique) resteront centrales.

Le cas particulier de la France

La France, qui a adopté sans autre forme de procès la doctrine américaine de l’Indo-Pacifique et sans un recul géopolitique exagéré, représente un cas particulier.
En effet, c’est l’unique pays européen qui possède des territoires dans la région (7 départements, collectivités et territoires), lesquels accueillent 1 650 000 personnes plus 200 000 expatriés. 93 % des Zones économiques exclusives françaises (ZEE) s’y trouvent (60 % dans le Pacifique). Le poste d’ambassadeur pour l’Indo-Pacifique a été créé en 2020. Un riche réseau de centres de recherche l’irrigue (AFD, CNRS, IFREMER, Institut Pasteur, IRD …). Des militaires sont présents comme forces de souveraineté à Mayotte et à la Réunion (océan Indien), en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française (océan Pacifique) et deux bases françaises sont situées à Djibouti (océan Indien) et aux Émirats arabes unis (ÉAU) (Golfe). En tout, en Indo-Pacifique, 7 000 personnels sous uniforme. L’Indo-Pacifique, dans sa vastitude, attire un tiers des exportations nationales hors Union européenne (UE) et représente 40 % des importations hors UE. Atout France et Business France y sont actifs. La stratégie française repose sur quatre piliers : sécurité et défense ; économie, connectivité, recherche, innovation ; multilatéralisme et règle de droit ; changement climatique, biodiversité, gestion durable des océans.

Or, de telles ambitions sont démesurées, malgré une présence diplomatique significative et compte non tenu des ventes d’armes françaises dans la région (ainsi, des 194 livraisons et commandes de Rafale à ce jour, aux Émirats arabes unis (ÉAU), à l’Inde, à l’Indonésie, au Qatar). Trois raisons à cela. D’une part, faute de continuité dans la mise en œuvre de ces objectifs (il s’agit plutôt de recherches de participation dans les multiples organisations sous-régionales, dont les interactions sont peu convaincantes) ; d’autre part, parce que les moyens financiers manquent cruellement, sous réserve d’une dotation moins lilliputienne à nos outre-mer lors de l’application de la Loi de programmation militaire 2024-2030 (413 milliards d’euros annoncés) ; enfin, parce que les équipements militaires (avions, hélicoptères, navires) sont particulièrement limités, anciens et souvent indisponibles, sans parler de la projection de la force, illusoire. Cette vision apparemment brouillonne (présence dans de nombreux partenariats) et maladroitement rassurante a d’ailleurs été fermement critiquée en 2023 dans un rapport du Sénat. De surcroît, on n’oubliera pas que la France gère également les Terres australes (océan Indien) et antarctiques (océan Pacifique) françaises (TAAF). Qui trop embrasse… À cet égard, on comprend mal pourquoi la France a proposé en 2016 de coordonner dans la zone les bâtiments militaires européens, ce qui ne serait d’ailleurs pas une tâche bien compliquée, compte tenu du peu de bateaux concernés, y compris britanniques…Toutes ces contraintes sont donc durables. Si l’on va plus loin en arrière, on peut consulter avec profit l’historien Pierre Grosser, qui rappelle l’ancienneté et la complexité des relations entre la France et l’Asie (notamment, l’Indochine).

Et l’Union européenne, qui croit avoir mis toutes les chances de son côté en traitant la Chine de « rival systémique » (l’UE est le premier partenaire économique de Pékin…) et qui ne se soucie guère de l’Indo-Pacifique, ne sera pas au rendez-vous. Elle l’était déjà si peu au Sahel ! On rappellera que les 27 ne se sont toujours pas entendus sur leurs priorités… en Méditerranée. A fortiori on ne saurait imaginer quelque vision « indo-pacifique » que ce soit, issue d’une Europe à 35 ou à 40… Dans cette région géante sans cohérence propre, l’UE est surtout préoccupée par la sécurité de ses approvisionnements et cultive une approche sociétale des enjeux : prospérité durable et inclusive, transition écologique, gouvernance des océans, gouvernance et partenariats numériques, connectivité numérique, sécurité humaine, et quand même… sécurité et défense. Enfin, pour de bonnes raisons, l’Allemagne (exportations) et les Pays-Bas (investissements) sont rétifs à toute instrumentalisation américaine de la menace chinoise.
Pourtant, l’idée officielle française sous-jacente, empreinte de naïveté ou d’orgueil, serait qu’en cas de crise diplomatique ou de conflit armé, on pourrait faire entendre auprès des États-Unis, maître des lieux, une petite musique différente… Il est douteux que nous en ayons la volonté, il est assuré que nous n’en avons pas les moyens. Les expressions pompeuses ou creuses utilisées à Paris (la France « puissance d’initiatives », « puissance d’équilibres », « puissance stabilisatrice », « force d’entraînement de l’Union européenne », « l’Indo-Pacifique multipolaire et stable »…) manquent de modestie et surtout de réalisme. Le besoin de devenir une « nation cadre » ne devrait pas résister aux pressions américaines du moment. Car, ici, nous sommes dans une anglosphère. La France n’a pas de véritables alliés dans la région. La brutale rupture par l’Australie du contrat de sous-marins français à propulsion classique (2021), l’engagement australien d’achat de sous-marins américains à propulsion nucléaire et la création simultanée de l’alliance AUKUS (Australia-United Kingdom-United States) en sont une humiliante illustration, amplifiée par l’absence de solidarité européenne. La célébration appliquée du multilatéralisme et le transit de bâtiments militaires français par la mer de Chine méridionale ou le détroit de Taïwan (2021, 2022), remarquables navigations, n’y changeront rien. Par-delà le foisonnement actuel d’initiatives de tous genres (forums, dialogues, etc.), la France aura intérêt à y entretenir des partenariats ad hoc, en fonction des intérêts du moment. Le risque sera dans la dispersion.

Conclusion

L’Indo-Pacifique est un concept stratégique englobant, surdimensionné et d’autant plus vague. Sa pertinence ne se conçoit que dans le cadre d’un endiguement américain de la Chine. Bref, l’Indo-Pacifique se présente plus comme une volonté que comme un espace homogène, encore moins une organisation intergouvernementale ou un club de démocraties.

Or, ni les pays européens pris séparément ni l’Union européenne (qui n’en a cure) n’ont intérêt à se faire enrôler dans cette croisade. L’extrême diversité des acteurs ; les antagonismes ancestraux ; les logiques de puissance contrariées ; la permanence des rivalités de voisinage ; la rareté, les faiblesses et la complexité des organisations économiques régionales hormis l’ASEAN ; le besoin américain d’élargir de facto l’OTAN aux enjeux asiatiques (« L’influence croissante et les politiques internationales de la Chine peuvent présenter des défis, auxquels nous devons répondre ensemble, en tant qu’Alliance » ), etc., amèneront vite les principaux pays de cet immense ensemble artificiel à privilégier des définitions différentes de l’Indo-Pacifique. Il faut donc s’attendre à une régionalisation et à une subdivision géographique des priorités de chacun, lequel cultivera des relations spécifiques avec les États-Unis (certains seront des supplétifs consentants) et avec la Chine (d’autres seront des otages économiques). L’étude régionale et sous-régionale deviendra sans doute une nécessité, malgré le besoin de suprématie américaine.

Dans tous les cas, à court terme, que restera-t-il de l’Indo-Pacifique si les Républicains reviennent au pouvoir en janvier 2025 aux États-Unis ? A moyen terme, la puissance des États-Unis sera-t-elle encore amoindrie ? En tous cas, à long terme, une certitude : les Européens n’ont pas à faire les frais de l’antagonisme américano-chinois.

Thierry Garcin

NB : Thierry Garcin est également membre de l’Institut du Pacifique et nous permet à ce titre de publier son article déjà en ligne sur Geopoweb.fr