Les îles Kouriles, pierre d’achoppement d’un traité de paix entre la Russie et le Japon.

Allant de l’extrémité nord de l’archipel japonais jusqu’à la pointe sud du Kamchatka et s’étendant sur plus de 1100km, l’archipel des Kouriles compte une trentaine d’îles qui séparent la Mer d’Okhotsk de l’Océan Pacifique. Depuis le 18e siècle, époque à laquelle la Russie a accentué sa présence en Sibérie et en Extrême-Orient, elles sont l’objet d’une rivalité territoriale entre la Russie et le Japon. La même rivalité territoriale entre ces deux pays existe pour l’île de Sakhaline située à plusieurs centaines de kilomètres à l’ouest des Kouriles. Sakhaline, qui a 940 kilomètres de long, n’est séparée du continent asiatique que par le détroit de Tartarie, long de 600 kilomètres et, dans sa partie la plus étroite, large de 7 kilomètres seulement. Ce détroit est gelé l’hiver, ouvrant ainsi une route terrestre entre l’Asie et Sakhaline.

Au fil des guerres et des traités qui se sont succédés entre la Russie et le Japon (traité de Shimoda en 1855, traités de Saint Petersbourg et de Tokyo en 1875, traité de Portsmouth en 1905), la Russie et le Japon se sont partagés Sakhaline et les Kouriles, la démarcation variant en fonction des succès militaires japonais.

Tous ces partages ont été remis en question en 1945. Après une guerre de frontières non déclarée en 1939 entre le Japon, qui occupait la Mandchourie et l’URSS, les deux pays signent un pacte de neutralité à Moscou en avril 1941. L’URSS dénonce ce pacte en avril 1945, c’est à dire au moment de la victoire des Alliés sur le front occidental et déclare la guerre au Japon en août 1945, trois jours après le bombardement d’Hiroshima et le jour même de celui de Nagasaki.

Ayant volé au secours de la victoire sur le Japon à la dernière heure, l’URSS en recueille les fruits. Elle annexe la partie sud de Sakhaline (la frontière avait été fixée au 50e parallèle par le Traité de Portsmouth en 1905). L’URSS annexe aussi l’ensemble des Kouriles que le Traité de Tokyo avait données au Japon. L’URSS déporte l’année suivante la population japonaise des Kouriles (environ 17300 personnes) qui est détenue dans des camps au Kazakhstan et en Ouzbékistan. Les survivants de cette détention sont considérés comme des « Coréens de Russie » et établis à demeure, sans possibilité de retour. Les îles sont alors peuplées par des Russes. L’imbroglio diplomatique commence alors.

En février 1946, le gouvernement soviétique déclare que les Kouriles font désormais partie du territoire de l’Union soviétique, rendant dans les faits caduc le traité russo-japonais de 1875. Le Japon sous occupation américaine n’est pas en position de contester cette annexion.
Il n’y a pas eu de traité de paix entre l’Union soviétique et le Japon à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Bien que le Japon ait renoncé à tous ses droits sur les îles Kouriles par le Traité de San Francisco en 1951, l’Union soviétique (comme aussi la Chine) a refusé de signer ce traité nippo-américain mettant fin à la période d’occupation américaine et restaurant l’administration japonaise sur son territoire.

Toutefois, le Japon réclame toujours les quatre îles Kouriles les plus méridionales (soit un tiers de la surface totale), selon la frontière fixée par le Traité de Shimoda signé par le Japon et la Russie le 7 février 1855. L’argumentation du Japon est que le Traité de San Francisco de 1951 (par lequel le Japon renonçait à ses droits sur les Kouriles), ne précise pas quelles îles sont concernées. De plus le Japon fait valoir que ce traité n’a pas été contresigné par l’URSS. Le Japon continue de donner le nom de « territoires du nord » aux îles Kouriles.

Il est évident que la possession des îles Kouriles présente un intérêt stratégique majeur pour la Russie car tant que le Japon les possédait, la flotte russe basée à Vladivostok n’avait pas un accès direct au Pacifique, cela d’autant plus qu’en hiver, la Mer d’Okhostk est gelée. L’annexion des Kouriles a donc permis de renforcer la position géostratégique de la Russie.

Les îles Kouriles représentent un enjeu militaire. Le Japon, dont les relations avec la Chine sont difficiles non seulement en raison du passé (occupation de la Mandchourie) mais surtout du fait des empiètements chinois sur la zone maritime japonaise en Mer de Chine du sud, renforce ses moyens de défense antimissile avec le concours des États-Unis, cela d’autant plus qu’il se sent menacé par l’armement balistique et nucléaire de la Corée du nord. De son côté, la Russie ne cesse d’accroître sa présence militaire sur les îles Kouriles.

Pour Moscou, il s’agit d’y installer des capacités d’interdiction et de déni d’accès. En clair, la zone est en train de devenir fortement militarisée. Une forte activité aérienne et, dans une moindre mesure, navale des forces russes se déploie dans les environs du Japon. Ainsi, entre mars 2016 et mars 2017, les forces aériennes d’autodéfense japonaises ont dû intervenir à 301 reprises pour intercepter des avions militaires russes en approche de l’espace aérien dont elles ont la charge.
Du point de vue russe, les projets consistant à renforcer la défense antimissile du Japon qui est aussi sous la menace des missiles nord-coréens, avec notamment l’installation de deux systèmes AEGIS Ashore d’origine américaine, justifient la militarisation accrue des îles Kouriles.

La volonté de la Russie de maintenir l’intégralité des îles Kouriles comme territoire russe a été réaffirmée lors de deux visites sur place faites par M. Dmitri Medvedev, l’une faite en 2010 comme président de la Fédération russe, l’autre en 2015, comme premier ministre. Elles étaient les premières visites d’un haut dignitaire russe sur ces territoires. Chacune de ces visites a entrainé de vives protestations du Japon.

Aussi la surprise a été grande lorsqu’au forum économique oriental de Vladivostok le 12 septembre 2018, le président Poutine a proposé au premier ministre japonais Shinzo Abe, de signer sans conditions préalables un traité de paix avec le Japon avant la fin de l’année, mettant ainsi sur le plan juridique un point final à la Deuxième Guerre Mondiale, plus de 73 ans après la fin des combats. La proposition faite par M. Poutine est aussi de ne pas évoquer dans ce traité le sort des îles Kouriles, qui feront l’objet de négociations séparées. Il n’est donc pas surprenant que cette déclaration et cette proposition aient été accueillies froidement à Tokyo. Le Japon a répété ce qu’il affirme en permanence, à savoir que le règlement de l’attribution des Kouriles doit faire partie du futur traité.

Il est donc vraisemblable que la signature d’un traité de paix entre la Russie et le Japon devra attendre longtemps encore. Comme en architecture il existe en diplomatie des fausses fenêtres.

Jean-Christian Cady