De Formose à Taïwan ?

Source : https://www.visites-p.net/cartes-geographiques-anciennes/formose.html

L’actualité met Taïwan en exergue : face à des incursions aériennes qui nécessitent à chaque fois le décollage d’urgence de ses chasseurs Taipei demande à Beijing que soit respecté le statut quo qui avait permis pendant des décennies une situation pacifique dans le détroit. Comment en est-on arrivé là ?

Il n’est pas possible de comprendre la situation sans remonter dans le temps. Jusqu’au XIXème siècle, Taïwan fait indubitablement partie de la zone d’influence chinoise, mais sans que son peuplement soit issu de Chine. Il y a des Hans, mais aussi des populations de non-Hans installées depuis très longtemps. L’ensemble de cette population est faible, pauvre et peu développé : un peu de culture de ces terres arides, un peu de pêche, pas d’industrie. La composition ethnique ne pose aucun problème.

Tout bouge au XIXème siècle

L’empire des Qing, affaibli par la corruption et l’ « eunuquocratie », se révèlent impuissants face à l’expansion maritime de l’Occident et terrestre de la Russie[1]. Le Japon subit une mue décisive, passant du shogunat à l’empire du nouvel empereur Meiji Hito accédant au trône le 23 février 1867. Il cherche alors à copier les outils de la domination occidentale par la « révolution Meiji », en particulier l’armée, réformée selon le modèle prussien qui triomphe alors en Europe (guerres contre l’Autriche puis la France), et la marine réformée par les ingénieurs navals français Léonce Verny[2] et Louis Emile Bertin[3], détachés au Japon par le gouvernement français.

La Corée qui vit alors la période Joseon comme tributaire de la dynastie Qing, ce qui irrite le Japon (la distance de Busan à Fukuoka dépasse à peine 200 km). Plusieurs petits conflits dans les années 80 s’achèvent par le traité de Tianjin en 1885 qui réclame la non-ingérence de la Chine et du Japon dans la gouvernance coréenne.

En 1894, probablement influencé par l’avance des Russes qui acquièrent des territoires jusqu’au Pacifique, Meiji Hito profite d’une intervention chinoise contre une jacquerie en Corée pour envoyer à son tour des troupes. Une guerre commence le 1er août 1894, principalement maritime. La marine moderne du Japon écrase la marine vieillotte des Qing et organise un blocus catastrophique pour la Chine qui doit se soumettre. Le traité de Shimonoseki du 17 avril 1895 impose à la Chine de verser d’énormes indemnités (740 millions de yuans), d’ouvrir plusieurs ports au commerce japonais et de céder Taïwan et les îles environnantes.

Le Japon impérial exerce donc après 1895 sa domination sur Taïwan. Mais celle-ci se révèle relativement bénigne – contrairement aux exactions que l’armée impériale commettra plus tard en Chine. D’autre part, le Japon trouve utile de créer une industrie dont il bénéficiera, et installe sur l’île les premières usines modernes. Le résultat est qu’aujourd’hui à Taïwan le Japon n’est pas vu comme un ennemi ancien (même réconcilié), et que l’on trouve des caractères japonais sur des enseignes et des affiches de Taipei !

Bouleversements historiques

L’île vécut pacifiquement les bouleversements suivants de l’Histoire, guerre russo-japonaise de 1904-5, guerre mondiale de 1914-18, envahissements progressifs par le Japon jusqu’à Pearl Harbor le 8 décembre 1941 et la guerre du Pacifique 1941-1944. Après qu’aient coulé des fleuves de sang, la guerre fut enfin arrêtée grâce au choc causé par l’emploi des deux bombes nucléaires les 6 et 9 août 1945, la capitulation inconditionnelle du Japon étant signée le 2 septembre 1945. Le traité de paix ne sera signé à San Francisco que… le 8 septembre 1951 (mais pas par l’URSS, ni par la Chine populaire proclamée auparavant le 1er octobre 1949).

Les lendemains de la Deuxième Guerre mondiale et la naissance de Nations Unies

Une des conséquences est la perte par le Japon de ses colonies. Taiwan se retrouve donc dans le giron de la seule autorité légale de Chine, le gouvernement nationaliste du maréchal Jiang Jieshi (plus connu en Occident sous le nom de Tchang Kaichek). La Chine – nationaliste – est l’un des pays vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale. Des troupes chinoises nationalistes arrivent donc à Taiwan, mais ne savent pas se faire accepter de la population, surtout à cause des pénuries qui occasionnent des pillages. Des émeutes se produisent. En particulier, le 27 février 1947, la population civile entame des manifestations devant le bureau de police de la capitale, et est alors repoussée par des tirs. Le lendemain, elle se réunit dans le Taipei New Park afin d’investir le bâtiment radio. Ces événements[4] entraînent la loi martiale et une répression féroce appelée « terreur blanche ».

Avant même la fin des combats dans le Pacifique (mais après celle en Europe) s’était posé la question du remplacement de la Société des Nations qui s’était montrée impuissante à empêcher une guerre si meurtrière. Il faut dire que cette création du président des Etats-Unis Thomas Woodrow Wilson avait été rejetée par ces mêmes Etats-Unis lorsque le Sénat avait refusé la ratification du traité de Versailles dont les Etats-Unis auraient dû être garants ! C’est pourquoi le président Franklin Roosevelt en signant avec Winston Churchill la Charte de l’Atlantique, suite à la conférence de l’Atlantique tenue entre les deux mêmes dirigeants sur le croiseur USS Augusta du 9 au 12 août 1941, déclare le 14 août 1941 être convaincu :

« que toutes les nations du monde, pour des motifs aussi bien réalistes que spirituels, devront finir par renoncer à l’usage de la violence. Puisqu’à l’avenir aucune paix ne saurait être durable tant que les nations qui menacent ou pourraient menacer de commettre des actes d’agression en dehors de leurs frontières continueront à disposer d’armements terrestres, navals ou aériens, ils sont convaincus qu’en attendant l’institution d’un système permanent de sécurité générale établi sur des bases plus larges, il est essentiel de désarmer ces nations. En outre, ils entendent faciliter et encourager toutes autres mesures pratiques susceptibles d’alléger, pour les peuples pacifiques, le fardeau des armements »[5]

Cette déclaration est antérieure de quatre mois à l’attaque de Pearl Harbor qui fit entrer les Etats-Unis dans la guerre. N’ayant pas légalement de valeur internationale, elle est toutefois adoptée par la Belgique, la Grèce, le Luxembourg, la Norvège, les Pays-Bas, la Pologne, la Tchécoslovaquie, l’Union soviétique, Yougoslavie et les Forces françaises libres de Londres.

La déclaration des Nations Unies est signée le 1er janvier 1942 à Washington par 26 Etats : l’Australie, la Belgique, le Canada, la Chine, le Costa Rica, Cuba, les États-Unis, la Grèce, le Guatemala, Haïti, le Honduras, l’Inde, le Luxembourg, le Nicaragua, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, le Panama, les Pays-Bas, la Pologne, la République dominicaine, le Royaume-Uni, le Salvador, la Tchécoslovaquie, l’Union soviétique, l’Union sud-africaine et la Yougoslavie[6]. A cette époque, Roosevelt considérait le gouvernement de Vichy comme représentant de la France et refusait de reconnaître le Comité de Londres. 

Roosevelt comprit enfin après la Libération que la France ne pouvait pas être gouvernée comme un protectorat allié (AMGOT)[7] et que son gouvernement était légitime. La France de la Libération devient donc signataire légal.

Après les Conférences de Moscou et de Téhéran se dégage l’idée que l’efficacité exige un conseil restreint de pays capables d’agir et disposant d’un droit de veto. Aux trois principaux Etats-Unis, Royaume Uni (alors toujours un empire) et URSS sont ajoutés la Chine (la seule légale, la Chine nationaliste gouvernée par Jiang Jieshui) pour inclure une puissance asiatique[8] et la France sur demande de Churchill pour épauler son pays face à l’URSS[9].

Le 21 juin 1945, avant la fin des hostilités contre le Japon, se tient la Conférence de San Francisco réunissant les Etats ayant signé la Déclaration des Nations-Unies et participé à la guerre contre l’Axe. La Charte est signée le 26 juin.

Après la guerre, ce n’est pas la paix, mais la Guerre Froide

 D’autre part, les forces maoïstes, qui n’avaient pratiquement pas participé au combat contre les Japonais et étaient donc fraîches, contrairement aux forces nationalistes, repoussent progressivement celles-ci, de plus minées par la corruption. Après cinq ans de guerre civile, les nationalistes doivent abandonner le territoire continental et se réfugient à Taïwan.

Proclamation de la RPC par Mao le 1er octobre 1949 place Tien Anmen. A l’extrême droite (mais pas au sens politique) Zhou Enlai. Photo : http://french.peopledaily.com.cn/Culture/4547985.html

La situation fin 1949 comportait donc :

– une Chine nationaliste légale mais réduite à Taïwan et quelques îles,

– un gouvernement insurrectionnel non reconnu, mais ayant tous les attributs d’un Etat, sur le continent,

– une colonie britannique à Hong-Kong (sachant que les Nouveaux Territoires devaient revenir à la Chine – quelle qu’elle soit – en 1997) et une enclave portugaise à Macao.

Pour compliquer encore la situation, Jiang JieShi continua pendant des années à envoyer des saboteurs et des agents d’influence sur le continent en espérant soulever la population. Etant donné l’embrigadement étroitement contrôlé du continent, cette idée utopique ne conduisit ces agents qu’à une mort certaine.

Taïwan dans les années 1950-1960

Taiwan aussi se trouvait soumise à un régime très dur. L’arrivée des nationalistes avait bousculé l’équilibre de la population et les « vieux Taiwanais » se trouvaient soudain sous l’emprise de nouveaux arrivants n’ayant pas les mêmes coutumes, ni les mêmes habitudes. La cohabitation se passa mal, avec des révoltes sporadiques. La dictature se justifiait par l’état de guerre civile, prenant parfois les allures d’une guerre tout court, contre les possessions nationalistes de Quemoy et Matsu, en 1954, ayant pour conséquence un traité de défense mutuelle entre Taiwan et les Etats Unis ratifié le 2 décembre 1954, puis encore en 1958.

Après la mort de Staline, Mao ne supporta pas que Khrouchtchev le considère comme un second dans le camp communiste. Les relations s’envenimèrent et finalement les spécialistes russes venus apporter leur expérience au pays frère furent rappelés, rapportant même les plans des travaux en cours en juillet 1960, et les frontières devinrent sujet de litiges, allant jusqu’aux tirs d’artillerie comme sur l’Oussouri en mars 1969.

Changement de représentation chinoise à l’ONU

Cette hostilité entre Chine communiste et URSS pouvait être intéressante pour l’Occident à condition que cette Chine toujours considérée comme insurrectionnelle change de statut pour devenir un pays légal. C’est ce qu’eurent l’intelligence de comprendre Richard Nixon, président, et Henry Kissinger, son conseiller. Il fallait d’abord laisser admettre la Chine populaire à l’ONU. Etant donnée la dissymétrie des populations le siège de Taiwan au Conseil de Sécurité devait alors être attribué à la nouvelle entrante.

Un problème demeurait : ni Jiang Jieshi ni Mao Zedong n’acceptait le principe de deux Chines, chacun proclamant que la sienne, seule et unique, représentait la totalité. Il semble que ce soit Jiang Jieshi qui ait décidé de retirer son pays de l’ONU, au lieu d’y laisser coexister les deux ce qui aurait probablement fini par être accepté de tous. Si tel est bien le cas, ce fut une erreur catastrophique pour la Chine nationaliste, qui aurait très bien vécu sans siège permanent au Conseil de Sécurité pourvu qu’elle restât membre de l’ONU !

Le 25 octobre 1971, la République populaire de Chine (RPC) devint seule représentante légitime de la Chine à l’ONU par la résolution 2758[10] adoptée par l’Assemblée générale au cours de sa 26ème session. Désormais, pour la RPC, Taïwan étant un morceau de la RPC il n’y a pas d’entités nationales distinctes et donc, en particulier, pas de frontière internationale dans le détroit. Après ce sacrifice de Taiwan, ; le voyage diplomatique de Nixon à Beijing du 21 au 28 février 1972 fut un triomphe diplomatique et un traité de limitation des armes stratégiques[11] fut signé par Nixon et Brejnev le 26 mai 1972 pour entrer en vigueur le 3 octobre.

Source : La célèbre poignée de main entre Richard Nixon et Mao Zedong à Beijing. Photo : Ambassade américaine, services culturels

La fin de la reconnaissance internationale de la Chine nationaliste à l’ONU ne signifie cependant pas que, au sens légal, les eaux du détroit soient chinoises. En effet les eaux nationales ne s’étendent qu’à 12 nautiques de la côte, sauf dans le cas exceptionnel d’archipel reconnu, ce qui n’a pas lieu d’être en l’occasion. La Chine est dans son tort lorsqu’elle prétend se réserver le droit de contrôler le détroit ou d’interdire le passage pacifique
[12] .

De par sa représentation unique de la Chine à l’ONU, la RPC est fondée à considérer que Taïwan n’est qu’une province dissidente et ne peut justifier de territoire propre, terrestre, maritime ou aérien. Mais, d’après le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, les habitants de Taïwan sont fondés à refuser d’être assujettis au régime honni de la RPC, et leur refus est légitime car exprimé par des votes parfaitement démocratiques. Le problème actuel est alors insoluble.

Les questions liées à la situation en Mer de Chine ont été traitées par ailleurs, en fonction de l’actualité, dans des articles publiés sur le site de l’Institut du Pacifique [13] , et il n’y a pas lieu d’y revenir ici.

En conclusion, l’important est donc sans doute de ne pas essayer de résoudre le problème en l’état. La situation est restée vivable des dizaines d’années, permettant un volume énorme d’échanges commerciaux, les firmes taïwanaises ne se privant pas d’utiliser la main d’œuvre continentale restée (encore) meilleur marché que sur l’île. La RPC a bâti en partie ses infrastructures sur ces investissements et ces sous-traitances et Taïwan y a trouvé la main d’œuvre de ses industries de pointe.

Des évolutions politiques, économiques ou sociétales peuvent changer la donne et rendre possible une solution plus implicite qu’exprimée, une solution « à la chinoise ». Il est donc à souhaiter que les marques d’hostilité de la RPC – largement motivées par des considérations intérieures en ces temps d’une épidémie mondiale qui déprime le marché – s’apaisent car un tir non désiré ou une collision pourrait avoir des répercussions catastrophiques. La RPC, Taïwan et le monde ne peuvent que gagner à la modération.

Denis LAMBERT

[1]    Denis LAMBERT, « Géopolitique de la Chine : du bronze antique au plutonium », Ellipses (2009).

[2]    Créateur du chantier naval de Yokosuka.

[3]    Créateur des modèles des vaisseaux construits à Yokosuka. Le croiseur Emile Bertin nommé en son honneur participa au débarquement de Provence du 15 août 1944.

[4]   Le 2-28 Memorial Park et son musée commémorent à Taipei ce triste évènement.

[5]    http://www.un.org/fr/aboutun/history/atlantic_charter2.shtml

[6]    Photo de l’acte avec les signatures sur https://www.un.org/fr/sections/history-united-nations-charter/1942-declaration-united-nations/index.html

[7]    Allied Military Government of Occupied Territories

[8]    À l’époque l’Inde n’était pas indépendante et ne pouvait donc faire partie d’une organisation internationale.

[9]    Churchill n’avait pas la naïveté d’un Roosevelt affaibli par la maladie face à « oncle Joe » Staline.

[10]    https://undocs.org/fr/A/RES/2758(XXVI)

[11]    Pour les Soviétiques, ce traité contient le traité de limitation des sites de défense stratégique. Pour les Américains, il s’agit d’un traité différent, appelé traité ABM, ce qui leur permettrait de sortir du second sans se retirer du premier.

[12]http://institut-du-pacifique.org/2019/05/16/incident-dans-le-detroit-de-formose/


[13] Cf Denis Lambert : « Incident dans le détroit de Formose » (mai 2019), « Antagonismes en Mer de Chine » (avril 2020), « Incidents et provocations en Mer de Chine » (septembre 2020)