Les manifestations de Bangkok, indices d’une (r)évolution ?

Source : https://www.lemonde.fr/ – LILLIAN SUWANRUMPHA / AFP

Mouvements de protestations et manifestations sont courants dans le monde, surtout dans les démocraties occidentales, pays où ils sont moins justifiés, mais oh combien moins dangereux pour les participants qu’au Tibet ou au Venezuela où ceux-ci risquent la disparition pure et simple. La Thaïlande se situe à un niveau intermédiaire de répression.

Il s’agit d’un pays aussi grand (513 000 km²) et peuplé (69 millions d’âmes dont plus de 97 % de Thaïs) que la France, mais seulement parvenu au stade intermédiaire de développement (avec un PIB par habitant avoisinant 18 000 $ de pouvoir d’achat équivalent contre 44 000 $)[1]. L’indice de développement humain en 2017 (entre 0 et 1, le plus bas étant alors le Niger avec 0,35) vaut, toujours en 2017, 0,76 (France 0,90)[2]. C’est un net progrès puisqu’il n’atteignait que 0,5 en 1980. La population urbaine dépasse, de peu, 50 %.

Source : https://www.thailande-fr.com/ – La carte du Siam établie par les Français en 1686

Ce pays, l’ex-Siam, a la particularité – et la fierté – de n’avoir jamais été colonisé et d’avoir toujours été traité comme un pays indépendant (considérez l’ambassade siamoise reçue par Louis XIV à Versailles en septembre 1678[3] ou celle de Napoléon III à Fontainebleau en juin 1861[4]).

La dynastie actuelle date du 7 avril 1782 quand le général Chakri détourna un coup de force organisé par des rivaux et s’imposa comme souverain sous le nom de Rama Ier. Lui-même et ses premiers descendants menèrent une politique de puissance, annexant des provinces d’un Cambodge en décadence et ouvrirent le Siam au commerce international, signant des traités avec la Grande-Bretagne en 1826, et avec les Etats-Unis en 1833. A la mort de Rama III, son frère Mongkut devenu Rama IV négocia des accords commerciaux avec la France et la Grande-Bretagne dont les influences, puis les colonies l’entourèrent (Indochine pour la France, Birmanie et Malaisie pour le Royaume-Uni). La rivalité franco-anglaise permit au Siam, « État-tampon », de garder son indépendance. Son fils, Rama V, en 1874, accepta que l’Angleterre plaçât sous son protectorat les sultanats malais. Rama VI eut l’intelligence de déclarer la guerre à l’Allemagne juste avant la victoire finale ce qui fit de lui un vainqueur. Après sa mort et l’abdication forcée au bout de dix ans de son frère cadet Rama VII en 1935, l’héritier Rama VIII n’avait que 10 ans. Au moment où, après la guerre, il avait enfin l’âge d’agir en roi, il se tua le 9 juin 1946 lors d’un « accident » très suspect avec une arme à feu, à l’âge de 21 ans. Le trône passait à son frère cadet Bhumibol, couronné Rama IX en 1950 mais qui devait rester mineur jusqu’en 1957.

Source : https://www.lexpress.fr/ – Le roi Bhumibol

Grace à la stabilité politique, à la « révolution verte » mais aussi à l’aide américaine versée pour éviter une contamination communiste, le pays vécut une expansion tant démographique (de 18 millions à la fin de la guerre à 26 millions en 1960 et 34 millions en 1970) qu’économique : exportation de produits primaires (dont le riz) et industrie de montage. Toutefois, le pays fut utilisé comme base arrière américaine dans la guerre du Viêt-Nam à partir des années 60, ce qui pervertit la mentalité en raison de l’afflux des dollars engendré par une prostitution massive. Ce fut l’effort des souverains, Bhumibol et son épouse Sirikit, qui réussit à faire régresser le vice après la fin des combats, et revenir la population à une mentalité normale de travail et d’effort, par l’organisation d’œuvres de reclassement et de régénération, mais aussi par leur exemple vertueux. Ils méritèrent ainsi l’amour et la vénération du peuple au cours d’un règne extraordinairement long.

Celui-ci n’a cependant pas été exempt de difficultés. La constitution de 1997 était la 17ème mais la première à avoir été votée par une assemblée constituante élue. Elle créait un Parlement de 500 membres et un Sénat de 200. Les élections générales de 2001 furent les premières démocratiques, le clientélisme reparaissant dès les suivantes du 6 février 2005. Elles installèrent au pouvoir Thaksin Shinawatra (du People Power Party, PPP), un ancien officier de police, devenu fournisseur de PC à la police et entrepreneur de téléphonie mobile, dont l’immense richesse est soupçonnée de provenir de contrats trop rémunérateurs attribués de façon frauduleuse[5]. En compensation, Thaksin a soutenu une politique populiste, contre les notables et les industriels modernistes de la capitale. Ce populisme se traduit par l’organisation d’opérations de masse avec, pour signe distinctif, une chemise rouge. Finalement son gouvernement fut renversé le 19 septembre 2006 par un coup d’état militaire sans violence, profitant du voyage de Thaksin à New-York pour une assemblée de l’ONU. La junte déposa Thaksin, abrogea la constitution et limogea les deux Chambres, nommant le général Sarayud Chulanont premier ministre par intérim selon une constitution embryonnaire. Celle-ci fut complétée par une assemblée désignée, comportant une forte proportion de généraux, et devint, après modification, la constitution (provisoirement) définitive en date du 24 août 2007, après que son adoption ait été approuvée par référendum. La monarchie héréditaire cohabite avec un pouvoir exécutif confié au Premier ministre issu du parti vainqueur des élections parlementaires (480 représentants élus pour 4 ans).

Des élections démocratiques s’ensuivirent le 23 décembre 2007. Le Parti du Pouvoir du Peuple (PPP) de Samak Sundaravej put former un gouvernement de coalition, mais son chef fut fut invalidé, probablement parce qu’il s’était prévalu de l’héritage de Thaksin. Il fut remplacé par Somchai Wongsawat, mais c’est alors le parti PPP tout entier qui fut dissout pour fraude électorale (hautement vraisemblable d’ailleurs) !

Source : https://asialyst.com – Crédits : EyePress Photo/ via AFP – Yingluck and Thaksin Shinawatra

Pour les élections de juillet 2011, Thaksin, ne pouvant se présenter puisque sous le coup d’une condamnation, s’est fait remplacer par sa sœur cadette Yingluck Shinawatra, aussi corrompue que son frère. Pour attirer les suffrages des campagnes, elle a promis de faire monter le cours du riz et a été élue. Elle a donc fixé le tarif du riz brut 50 % au-dessus du cours mondial, et a acheté les récoltes avec l’argent de l’Etat. Elle a pensé spéculer en stockant ce riz afin d’en faire monter le cours. Le stockage exige la construction de silos, dont le coût s’est ajouté à celui de l’achat des grains. Devant cette tendance haussière, l’Inde et le Viêt-Nam ont intensifié leurs efforts de production et ont gagné des marges confortables malgré un prix de vente plus raisonnable. En Thaïlande, le riz stocké à partir de 2011 a perdu, avec le temps, ses qualités, alors que les frais ont gonflé son prix de revient au double. Le coût de la manœuvre atteint de cinq à sept milliards de dollars par an, et le pays, qui perd chaque année un point de PNB, ne peut même plus payer les producteurs au prix gonflé que Yingluck avait imposé[6]. Des émeutes ont débuté fin novembre 2013 à Bangkok, les émeutiers ayant été vraisemblablement payés pour manifester. Les parlementaires du Parti démocrate ont annoncé leur démission.

Yingluck a répondu par la dissolution du Parlement et a fixé de nouvelles élections au 2 février 2014. Boycottées par l’opposition, les élections du 2 février 2014 ont été invalidées par la Cour constitutionnelle le 21 mars. En mai 2014, cette même Cour décréta la déchéance de Yingluck et de neuf autres ministres pour passe-droits et violations des règles administratives, mais le gouvernement refusa d’en tenir compte. Devant l’impasse, le 20 mai 2014, le chef de l’armée, le général Prayuth Chan-ocha, décréta le couvre-feu et prit le pouvoir en précisant bien qu’il ne s’agissait pas d’un coup d’Etat. Une Assemblée réduite à 197 membres, dont moitié de militaires d’active ou en retraite, mais aussi douze femmes et quatre représentants d’ONG, a été constituée et entérinée formellement par le roi. L’Assemblée nationale législative a élu pour son président le seul candidat au poste, l’ancien juge de la Cour suprême Pornpetch Wichitcholchai. Le Premier ministre Prayuth Chan-ocha et son adjoint Prawit Wongsuwan assument la gestion d’un pays ruiné par la démagogie précédente. Mais, bien sûr, on ne peut prétendre qu’il s’agit d’une accession démocratique au pouvoir : seulement d’une solution de détresse.

Le dimanche 7 août 2016, la population a été appelée à voter sur des modifications constitutionnelles proposées par le gouvernement pour organiser en 2017 une élection parlementaire pour désigner un premier ministre. Ainsi, le général Prayuth Chan-o-Cha, Premier ministre actuel, a-t-il pris la direction d’un gouvernement sorti des urnes[7].

Le 13 octobre 2016, le roi Bhumibol décéda, au milieu de l’affliction de son pays tout entier. Il était le chef de l’État depuis deux tiers de siècle[8] !

L’héritier désigné, le prince Maha Vajiralongkorn, général d’aviation (pilote de chasse), né le 28 juillet 1952, traîne les reproches que lui a valus une vie amoureuse agitée jusqu’à son troisième mariage. Il a choisi de n’être intronisé comme Rama X qu’au bout d’un an par respect pour son père, mais aussi par manque de désir de régner au milieu de son peuple. Il vit d’ailleurs couramment hors de son pays, dans le luxe d’un grand hôtel de Bavière, prétendant gouverner de loin, ce qui irrite même les autorités allemandes[9]. Un autre élément négatif dans l’opinion est la comparaison avec sa sœur, la princesse Sirindhorn, qui a hérité de sa mère le dévouement qui lui vaut une réelle ferveur populaire. Enfin, l’accession au pouvoir du roi Rama X posera un problème dynastique dans l’avenir, car il a une fille aînée de son premier mariage, cinq enfants nés avant son second mariage ainsi qu’un fils de cinq ans de son actuelle épouse. Or, du fait de sa soixantaine d’années de Rama X, son héritier devrait avoir vocation à un règne de longue durée, qui devrait commencer d’ici quinze à vingt-cinq ans.

Ce remplacement d’un roi adoré par un souverain beaucoup moins estimé tombe mal. Les partisans aux chemises rouges de Thaksin représentent la partie de la population, en particulier paysanne, déçue de son peu de progrès. Or il semble que le prince Vajiralongkorn ait eu une sympathie envers Thaksin qui se prolonge peut-être. Depuis fin 2013, on a vu déferler sur la capitale ces véritables « gilets rouges » socialisants, par cars entiers provenant des campagnes (payés sur quels fonds ?), et s’opposer aux citadins en chemise jaune, couleur qui symbolise le Roi et le Bouddhisme, généralement satisfaits d’un pays qui a tant progressé. La motivation de ces « chemises rouges » rejoint celle d’autres mouvements de par le monde : « Occupy Wall-street », « Indignez-vous », « Podémos », « gilets jaunes » … C’est la réaction de ceux dont les espoirs ont été déçus et qui constatent l’enrichissement d’une minorité. Des économistes de haut renom ont attesté de cette inégalité[10].

Or l’Armée, qui est presque totalement dirigée par les généraux de l’armée de Terre, n’aime ni le désordre, ni Thaksin, ni les généraux de l’armée de l’Air[11]

L’opinion, et plus encore la jeunesse, n’aiment pas les gouvernements militaires, aussitôt qualifiés de « juntes », et les ONG s’en font un objectif commode dans leur rivalité pour obtenir des financements. Or il est vrai que des limitations ont été imposées aux libertés individuelles, en profitant du prétexte de la lutte contre la pandémie. Les manifestations sont jugées « contraires à la Constitution ». Les messages en ligne pouvant « nuire à la sécurité nationale » sont interdits. Le gouvernement peut censurer, voire fermer des médias accusés de propager de fausses informations sur l’épidémie. Depuis le 15 octobre, un décret interdit les rassemblements politiques de plus de quatre personnes et environ 20 leaders de l’agitation ont été arrêtés.  Ce jour-là, plus de 10 000 protestataires, en majorité des jeunes, sont descendus dans la rue réclamer leur libération malgré la proclamation « d’état d’urgence » par les autorités et ont occupé le carrefour Rachaprasong du centre ville jusqu’à la tombée de la nuit, dans le calme. Or les jeunes avaient généralement été absents des mouvements de « chemises rouges » et de « chemises jaunes » précédents[12]. A l’agitation de motivation sociale a succédé une agitation politique, très largement estudiantine. Rappelons néanmoins le succès de l’Anakot Maï, (Parti du nouvel avenir), qui a été la révélation de la campagne électorale  de 2019 avec le soutien de la jeunesse et de citadins, arrivant en troisième position avec 20% des voix.

Ce changement va très loin. Même si la constitution n’admet plus depuis 1932 de royauté absolue de droit divin, le roi restait un personnage vénéré, adoré, devant lequel on s’agenouillait. Or, pour la première fois, des manifestants ont obstrué le passage de la voiture du roi et de la reine en faisant le geste des trois doigts, pouce et auriculaire repliés, repris d’«Hunger Games »[13]. Le long du même trajet, plusieurs milliers de partisans pro-royalistes, vêtus de jaune, la couleur du roi, s’étaient eux aussi rassemblés, pour saluer et soutenir le monarque. Ce ne sont pas ces derniers, bien sûr, qui subissent une répression policière. Des échauffourées ont eu lieu entre les deux camps[14]. Pour la première fois, des voix se sont élevées pour réclamer la fin de la monarchie. Pour éviter l’éclatement du pays, le roi doit rester au milieu de son peuple. C’est aussi le message que lui a adressé Angela Merkel.

Source : Le Roi thaïlandais Rama X. Photo Chaiwat Subprasom / SOPA Images/ SIPA – https://www.valeursactuelles.com/

Denis LAMBERT


[1]    https://www.cia.gov/library/publications/resources/the-world-factbook/geos/th.html

[2]    https://ourworldindata.org/human-development-index

[3]    http://www.chateauversailles.fr/decouvrir/histoire/grandes-dates/reception-ambassade-siam    Cf. L’exposition « Visiteurs de Versailles » du 22/10/2018 au 25/02/2019.

[4]    https://www.napoleon.org/histoire-des-2-empires/tableaux/reception-des-ambassadeurs-siamois-par-lempereur-napoleon-iii-au-palais-de-fontainebleau/   voir le tableau de Jean-Léon Gérome (à Versailles).

[5] La Cour Suprême de Thaïlande a d’ailleurs confisqué au printemps 2010, au moment des émeutes « rouges contre jaunes », la plus grosse part de cette fortune, du moins de ce qui restait en Thaïlande.

[6]  Asit K. BISWAS, Matthew KASTNER, Cecilia TORTAJADA, « The Rice and Fall of Yingluck Shinawatra », The Diplomat, 21 mai 2015, http://thediplomat.com

[7]    Arnaud DUBUS, « Constitution en Thaïlande : la junte dicte, les électeurs approuvent », Libération, 7 août 2016, www.liberation.com

[8]    Moins cependant que les 72 ans de règne de Louis XIV, auquel succéda son arrière-petit-fils Louis XV, qui régna pendant 69 ans avant son petit-fils Louis XVI. Les avènements très jeunes conduisent à des règnes très longs et, en fonction des maladies, à des sauts de génération.

[9]    https://www.telegraph.co.uk/news/2020/10/09/germany-warns-thai-king-not-govern-soil/

[10]  Par exemple : Joseph STIGLITZ (Nobel 2001) : « Le triomphe de la cupidité » (LLL, 2010), « La grande fracture » (LLL, 2015) ; Jean TIROLE (Nobel 2014) : « Economie du bien commun » (PUF, 2016) ; Thomas PIKETTY : « Le capital au XXIème siècle » (Le Seuil, 2013).

[11]  Ce n’est pas propre à la Thaïlande : par exemple, le président Moubarrak, général d’armée de l’Air, a été lâché par ses collègues terriens.

[12]  https://www.crisisgroup.org/asia/south-east-asia/thailand/behind-bangkoks-wave-popular-dissent

[13]  Ce geste était apparu en 2014 en signe de protestation contre la déchéance de Yingluck.

[14]  https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-monde-est-a-nous/en-thailande-la-contestation-de-la-population-monte-d-un-cran_4125437.html