Renforcement militaire américain pour l’Asie

Source : https://www.mondialisation.ca/le-pivot-vers-lasie-de-washington-une-debacle-en-cours/5556488

C’est en 2011 que Barack Obama et sa secrétaire d’État Hillary Clinton lancent le projet du « pivot » asiatique (c’est le même mot en anglais), destiné à faire basculer le « centre de gravité » de la diplomatie américaine vers l’Asie-Pacifique, au détriment des Européens. A cette époque, les différends entre les Etats-Unis et la Chine n’avaient pas atteint le degré actuel, mais le déficit commercial et l’activité chinoise en Mer de Chine méridionale étaient déjà des sujets brûlants. La mise en œuvre de cette décision du président – d’ailleurs très largement orientée vers le Trans-Pacific Partnership qui ne fut pas ratifié par le Congrès sous Obama et fut rejeté par Trump – fut d’ailleurs mise en doute dès avant son départ[1]. Le président Trump a choisi pour slogan « America first », slogan ambigu car il pouvait signifier « l’Amérique au premier rang, le reste du monde derrière » mais aussi « ne nous soucions que de l’Amérique, le reste du monde nous indiffère ».

Le président-présumé[2]-élu[3] Jo Biden a choisi pour slogan « America is back ». Là encore une ambiguïté : retour à la première place ou retour vers le monde ? Probablement un peu les deux, ce qui suppose un effort important, y compris dans le domaine militaire, particulièrement en Asie.

Au Congrès cet été, la discussion du budget militaire pour l’année fiscale 2021 (débutée au 1er novembre) marque la préoccupation américaine d’augmenter sa présence dans la zone indo-pacifique, en particulier dans la Mer de Chine méridionale. Alors que le précédent budget militaire atteignait déjà 738 milliards de dollars[4], des moyens complémentaires sont demandés, en particulier des missiles mer-mer et sol-mer. Ces derniers devraient être basés à Taïwan, au Japon, aux Philippines et à Bornéo. Ces trois derniers font d’ailleurs un accueil mitigé à cette proposition, de peur qu’elle ne les brouille trop franchement avec Beijing. Taïwan fait face à un millier et demi de missiles basés au sol (sans compter les missiles navals) de courte et moyenne portées pointés contre l’île, la Chine n’ayant jamais été soumise à limitation par l’accord sur les missiles à portée intermédiaire (INF) qui liait les Etats-Unis et la Russie en tant qu’héritière de l’URSS[5]. Une autre demande de financement vise l’achèvement de missiles hypersoniques qui pourraient devenir opérationnels à partir de 2023.

Les Etats-Unis procédaient déjà à une certaine gesticulation. C’est ainsi que le porte-avion nucléaire USS Ronald Reagan, CVN-76 de la classe Nimitz améliorée, entré en service actif en 2003, est affecté depuis 2015 à la base de Yokosuka, au Japon. Le chantier naval en a été créé par l’ingénieur Léonce Verny, sous Napoléon III, et elle fut remodelée par Louis-Emile Bertin, au début de la IIIème République. Depuis la fin de la guerre, la base sert de port d’attache de la VIIème flotte, affectée au Pacifique.

Long de 333 m, pour une largeur maximale de pont de 76 m, Ronald Reagan déplace 88 000 tonnes et emporte environ 75 aéronefs, pour l’assaut, la sécurité, l’éclairage tactique, le C3I et les servitudes. Sa dernière croisière, débutée en juin, vient de se terminer après une série de traversées de la Mer de Chine méridionale, ponctuées d’exercices de ses escadrilles aériennes et avec le croiseur USS Antietam et les frégates lourdes USS John Mc Cain et USS Halsey, équipés de missiles[6]. Il a aussi retrouvé sa tête de classe l’USS Nimitz, entré en service le 3 mai 1975 mais rénové de fin 1998 à juin 2001. La présence de deux groupes navals, avec tous leurs navires d’escorte, sur un même théâtre est une opération significative.

Source : https://www.c7f.navy.mil/Media/News/Display/Article/2277511/nimitz-reagan-stand-with-allies-and-partners-in-south-china-sea/ du 16/07/2020.

L’USS Ronald Reagan et l’USS Nimitz de concert en mer de Chine méridionale. Photo par le quartier-maître Anthony COLLIER, 7ème flotte[7].

Au-delà de la routine navale des entraînements, il s’agit de montrer la continuité opérationnelle des moyens militaires de l’Occident dans la région, et particulièrement après que certaines mesures liées au Covid-19 aient fait peser un doute préjudiciable. On se souvient que des mesures de sécurité sanitaire contraires à l’opérabilité du navire avaient fait démettre le capitaine de vaisseau avant qu’il ne soit reconduit dans ses fonctions. De même le capitaine de vaisseau Brett Crozier avait été démis de son commandement du porte-avion USS Théodore Roosevelt, CVN 71, après ses critiques de la gestion de la crise médicale (un marin sur dix avait été testé positif, lui compris). Le secrétaire d’État à l’US-Navy (par intérim) Thomas Modly avait démissionné dès le lendemain[8]. L’ennuyeux est que cela faisait un officiel de haut niveau de plus à quitter son poste sous la présidence Trump, au point que de très nombreux postes ne sont occupés que « par interim » sans la confirmation du Congrès.

A ces lacunes de commandement, opérationnel et administratif s’ajoute le mauvais résultat de l’évaluation des forces elles-mêmes. Le « 2021 Index of US Military Strength » est le dernier rapport annuel du think-tank « Heritage Foundation », de tendance républicaine et conservatrice. Il reconnaît certes que l’état des forces armées s’est amélioré sous la présidence Trump – le contraire eut été politiquement étonnant – mais il pointe des lacunes tout en s’inquiétant des conséquences budgétaires des 2 000 milliards de dollars dépensés à cause du coronavirus. Or la Fondation estime à 800 milliards le budget nécessaire, en estimant que les Etats-Unis devraient disposer d’une armée de 50 groupes de combat embrigadés, de 400 navires (au lieu de 300, en train de remonter à 355 selon la loi programme), de 1200 avions de combat et de 50 bataillons de Marines (pour lesquels de nouvelles coupes de 6 000 hommes sont prévues, mais dans le cadre d’une réorganisation vers un modèle plus souple[9]). Le tout en bonne condition opérationnelle, alors que les estimations ne donnent aux différentes unités que la mention passable : « marginal »[10] y compris pour les forces nucléaires ! Le taux de disponibilité opérationnelle des appareils n’atteint pratiquement jamais le plancher exigé. C’est le cas d’appareils vieillissants mais plus simples (F-15 et F-16 avec des taux voisins de 70 %) mais aussi d’équipements tout neufs comme le F-35, dénoncé année après année pour une disponibilité inférieure à 50 %[11].

Certes, l’arsenal américain ne date plus de l’époque du Vietnam, mais… en fait il en reste encore, même des hélicoptères comme le CH-53E Super Stallion. Dans l’ensemble, le matériel est souvent plutôt vieux, bien qu’une politique de remise périodique à niveau permette souvent de prolonger la durée de vie au-delà des prévisions initiales. Mais la rouille est mauvaise pour le moral, et peut donc jouer sur l’efficacité opérationnelle.

Source : https://news.usni.org/2020/04/21/china-issues-muted-response-to-u-s-warships-near-south-china-sea-standoff

Le porte aéronef LHA-6 USS-America, commissionné fin 2014, et le croiseur lance-missile CG-52 USS-Bunker Hill, commissionné fin 1986 et rénové en 2006  et 2012, en mer de Chine méridionale le 18/04/2020. La rouille est évidente. Photo US-Navy[12].

C’est pour cette raison que le chef d’état-major de l’armée de l’air, le Gal. Charles Brown, s’il souhaite en premier la modernisation de l’arsenal nucléaire, les missiles sol-sol stratégiques Minuteman-III qui dépendent de l’Air aux Etats-Unis, et le programme de 100 bombardiers B-21 furtifs Raider, met en second la rénovation du système de gestion d’engagement et de celui de gestion de ses forces[13].

En effet l’armée américaine a de tout temps compté sur les atouts du modernisme. Sa première épopée est la Civil War que nous appelons Guerre de Sécession, qui vit le chemin de fer triompher de la pensée stratégique des Confédérés obligés de se déplacer principalement à pied ou à cheval. Le soldat américain compte sur le déluge de bombes et d’obus pour lui permettre de n’avancer qu’à moindre risque, même s’il sait faire montre d’un réel courage quand il le faut. Alors que l’armée américaine hérite d’un arsenal bâti au cours des décennies, l’armée chinoise bénéficie de l’atout d’avoir été (re)constituée au cours des dix dernières années. En particulier sa marine met en service actif en quatre ans l’équivalent de la flotte française. En face, l’US-Navy entretient 60 navires dans le Pacifique ouest, soit environ le double de la flotte française totale[14].

D’où l’idée d’une fuite en avant technologique, et l’espoir mis dans les missiles hypersoniques. Celle-ci s’appuie sur l’exemple de la fin de la Guerre froide, quand l’effort de défense contre les armes stratégiques, initié par le président Reagan, avait ruiné puis détruit l’URSS. Il s’agissait toutefois de la compétition entre un Occident riche et une URSS vieillissante et ruinée, en particulier par son effort militaire, dépassée dans le domaine informatique. L’affrontement avec une URSS florissante aurait été bien différent. Or la Chine de 2020 n’est pas dans la situation de l’URSS de 1983, et son concept militaire intègre l’extension du domaine d’affrontement et la dissymétrie[15]. La Chine ne veut pas d’affrontement destructeur, elle veut tout simplement… que le monde se laisse amener à faire ce qu’elle veut, selon les sages principes d’un Sun Zi jamais renié.

Le retour de l’Amérique est donc annoncé mais apparaît incertain, surtout dans le contexte de la crise sanitaire qui n’a pas épargné les finances américaines (même si l’indifférence du président Trump aux risques médicaux a épargné au pays un arrêt de production très prononcé). « America is back » ? nous jugerons dans quelques années.

Denis LAMBERT


[1]    Thierry GARCIN et Philippe LE CORRE, « Etats-Unis : que reste t’il du pivot asiatique de Barrack Obama ? », https://www.franceculture.fr/emissions/les-enjeux-internationaux/etats-unis-que-reste-t-il-du-pivot-asiatique-de-barack-obama du 06/10/2016, soit juste avant les élections.

[2]  Précision concernant le mot « présumé » utilisé par l’auteur : The electors of President and Vice President of each State shall meet and give their votes on the first Monday after the second Wednesday in December next following their appointment at such place in each State as the legislature of such State shall direct. Legal Information Institute, Cornell University, US Code, Titre 3, chapitre 7 :   https://www.law.cornell.edu/uscode/text/3/7

[3]    En date du 25 novembre, le président Trump n’a toujours pas reconnu sa défaite, mais il a autorisé  l’équipe de Joe Biden à entamer la transition. Mais Biden ne sera légalement élu que le 14 décembre par les grands électeurs.

[4]    Sachant que les dépenses nucléaires n’y sont pas comptées car elles ressortissent du Department of Energy et non du Department of Defense.

[5]   Pierre Antoine DONNET, https://asialyst.com/fr/2020/07/11/chine-etats-unis-entendent-reprendre-avantage-militaire-asie-pacifique/  du 11/07/2020.

[6]    https://www.navytimes.com/news/your-navy/2020/11/16/aircraft-carrier-reagan-returns-to-yokosuka-japan-after-six-month-deployment/?utm_source=Sailthru&utm_medium=email&utm_campaign=Navy%20DNR%2011.16.20&utm_term=Editorial%20-%20Navy%20-%20Daily%20News%20Roundupen date du 16/11/2020

[7]    U.S. 7th Fleet Public Affairs Office, https://www.c7f.navy.mil/Media/News/Display/Article/2277511/nimitz-reagan-stand-with-allies-and-partners-in-south-china-sea/ du 16/07/2020.

[8]    https://www.defensenews.com/2020/04/07/modly-apologies-for-remarks-as-key-lawmakers-call-for-his-resignation/ en date du 6/04/2020

[9]    Philip ATHEY, https://www.marinecorpstimes.com/news/your-marine-corps/2020/11/24/marine-corps-short-6-infantry-battalions-navy-short-100-ships-this-new-strength-index-says/?utm_source=Sailthru&utm_medium=email&utm_campaign=Navy%20DNR%2011.24.20&utm_term=Editorial%20-%20Navy%20-%20Daily%20News%20Roundup du 24/11/2020.

[10]  Joe GOULD, https://www.defensenews.com/congress/2020/11/17/here-are-the-new-grades-for-american-military-strength/?utm_source=Sailthru&utm_medium=email&utm_campaign=Navy%20DNR%2011.17.20&utm_term=Editorial%20-%20Navy%20-%20Daily%20News%20Roundup  du 17/11/2020.

[11]  https://www.airforcetimes.com/news/your-air-force/2019/07/26/aircraft-mission-capable-rates-hit-new-low-in-air-force-despite-efforts-to-improve/ du 26/07/2019 qui ne rend compte que des résultats pour 2017 et 2019.

[12]   Sam LAGRONE,   https://news.usni.org/2020/04/21/china-issues-muted-response-to-u-s-warships-near-south-china-sea-standoff du 21/04/2020.

[13]  Valérie INSINNA, https://www.defensenews.com/air/2020/11/17/the-air-force-chiefs-top-modernization-priorities-arent-what-you-think-they-are/?utm_source=clavis en date du 17/11/2020.

[14]  https://www.defense.gouv.fr/marine/equipements/batiments-de-combat/liste-des-batiments-de-combat et https://www.defense.gouv.fr/marine/equipements/sous-marins du 14/02/2019 .

[15]  QIAO Liang et WANG Xiangsui, « La guerre hors limites », Bibliothèque Rivages (2003) mais paru en Chine dès 1999.