Sauver le Mékong : Coopération pour la gestion des barrages afin de protéger l’ensemble hydrologique
Avant la construction d’un important barrage dans les hauteurs du bassin du Mékong, ses parties les plus basses et les plus larges constituaient, dans le monde, la plus grande zone de pêche en eau douce à l’intérieur des terres, ainsi que le bassin d’emploi, et la base de la sécurité alimentaire pour 60 millions de personnes ou plus. Malheureusement, au cours des deux dernières saisons humides de mai à octobre, le cours principal a connu des débits particulièrement bas. Au cours de ces deux années, le «régime des crues» normalement fiable, fut insuffisant pour inverser de façon significative le débit de la rivière Tonle Sap au Cambodge vers son Grand Lac, « centre névralgique »de la pêche dont les prises annuelles sont directement proportionnelles au volume des eaux pendant la saison des inondations.
Inévitablement, la Chine est devenue un sujet majeur de préoccupation du fait de la sécheresse extrême dans la moitié inférieure du fleuve en raison de la construction des retenues massives de onze barrages de très grande taille sur le Haut Mékong (appelé Lancang Jiang -« fleuve turbulent »-par les Chinois), et d’un manque presque total de transparence sur la façon dont ces barrages sont exploités.
Le réservoir le plus grand du barrage sur la retenue de Lancang, le barrage Nuozhadu de 261,5 mètres de haut, peut contenir 22 milliards de mètres cubes d’eau, soit autant que les dix autres barrages réunis. Nuozhadu agit comme un énorme réservoir de stockage avec un « robinet » qui peut contrôler l’écoulement des eaux vers le barrage de Jinghong, le barrage le plus bas de la série, « robinet », qui contrôle le flux de la moitié inférieure de la rivière.
Un grand nombre de grands barrages se succèdent, allant de barrages avec une capacité de stockage significative jusqu’à des barrages au fil de l’eau avec des réservoirs relativement petits. Ces derniers au Laos, au Cambodge, en Thaïlande, et au Vietnam affectent également de manière significative le niveau de l’eau dans le cours principal, mais durant la saison sèche, la Chine est la principale et presque unique source de flux. Inévitablement, lorsque le niveau du fleuve est anormalement bas, les pays en aval ont tendance à incriminer en amont la Chine, plutôt que de mettre en cause l’impact de leurs propres barrages et le changement climatique indéniable.
En juillet 2019, en grande partie à cause des faibles rejets d’eau des barrages chinois, des tronçons du cours principal et du lac Tonle Sap sont tombés à leur plus bas niveau depuis au moins cent ans. Le Cambodge, qui dépend du poisson pour 75% de ses protéines animales, a connu une baisse de 70% des captures de poissons au cours des 9 premiers mois de 2020. La poursuite de cette tendance sera une catastrophe environnementale et socio-économique aux proportions historiques.
Il existe un moyen pragmatique, mais politiquement difficile, d’atténuer considérablement l’impact le plus dommageable des grands barrages sur le cours principal et sur les principaux affluents. Cette question n’a été abordée que pour le cours principal dans l’Accord du Mékong de 1995 ratifié par la Thaïlande, le Vietnam, le Cambodge et le Laos, qui se sont engagés à« promouvoir un développement durable, à préserver une utilisation, une conservation et une gestion de l’eau du bassin du Mékong » pour un bénéfice mutuel et équitable.
L’Accord du Mékong de 1995 a établi trois règles de base afin de maintenir les flux les plus critiques dans le cas des projets de développement en :
- garantissant au moins un débit naturel mensuel minimum acceptable pendant chaque mois de la saison sèche,
- garantissant un flux inversé naturel acceptable du Tonle Sap durant la saison des pluies,
- évitant des débits de pointe quotidiens moyens supérieurs à ce qui se produit naturellement en moyenne pendant la saison des crues.
La Chine et le Myanmar ne sont pas parties à l’accord de 1995, mais le document prévoyait explicitement l’adhésion des deux pays à une date ultérieure.
Les deux barrages sur le cours principal construits au Laos ont été conçus en accord avec ces règles, comme le feraient quatre autres en cours d’étude. Si la Chine s’engageait à respecter ces règles, elle contribuerait grandement à restaurer le niveau critique des flux saisonniers naturels du fleuve.
Malgré de nombreux obstacles politiques évidents, amener la Chine à respecter les règles initiales de l’Accord du Mékong sur les barrages et le détournement des eaux, ne devrait pas être impossible. L’adhésion de la Chine pourrait se faire soit par une coopération informelle, soit, plus efficacement, par un accord régional conclu par l’intermédiaire du MRC (Mécanisme chinois de coopération Lancang-Mékong).
Le lancement, le 15 décembre, du système de contrôle géré par internet MDM (Mékong Dam Monitor) par le Stimson Center of Washington, DC, pourrait soutenir matériellement l’une ou l’autre alternative. La plate-forme MDM en ligne utilise la télédétection, l’imagerie satellite, la cartographie et l’analyse du système d’information géographique (SIG) pour fournir des rapports en temps quasi réel sur une large gamme d’indicateurs, y compris les conditions du réservoir pour mieux comprendre l’interaction des différents facteurs qui contribuent à la disparition de ce qui fut autrefois le puissant Mékong.
Les références acquises et reconnues de Stimson seront particulièrement bienvenues pour ceux qui ont été longtemps frustrés par les questions restées jusqu’ici sans réponse sur la cause de l’impossibilité des deux dernières moussons à remplir à nouveau le Tonle Sap.
L’objectif du MDM est d’aider à promouvoir la coopération entre tous les riverains du Mékong afin d’optimiser l’exploitation des barrages existants afin de rapprocher le calendrier naturel des volumes des flux saisonniers, et non de soumettre la Chine à des questionnements qu’elle refuse.
Dans le cas de la Chine, coordonner l’exploitation des vannes des barrages et la production d’électricité pour maintenir le flux saisonnier naturel conformément aux règles mentionnées ci-dessus, exigerait plus de régularité et de prévisibilité pour l’avenir. Cela ne compromettrait pas la production d’électricité en raison des grandes capacités des réservoirs des barrages de Nuozhadu et Xiaowan, notamment.
Beaucoup plus redoutable est le problème politique. Un processus progressif étape par étape pourrait réduire les difficultés dues aux prérogatives nationales. Déjà, face aux critiques en aval sur les opérations de ses barrages, la Chine a commencé à fournir des données plus fréquentes sur les débits fluviaux. Cela est encore insuffisant pour comprendre ce qui se passe de manière plus complète et en temps réel.
En fin de compte, sans changement dans le fonctionnement de toutes les retenues des barrages du bassin, y compris sur les principaux affluents, le débit du fleuve continuera de diminuer et, donc également, les principales sources de sécurité alimentaire et de subsistance, aggravant ainsi l’instabilité sociale. C’est à cette dernière menace potentielle que la Chine doit faire face pour atteindre son objectif de développement coopératif à l’échelle du bassin.
Richard Cronin, Chercheur associé, Stimson Center, Washington, DC
30 décembre 2020
Publié sur le site de l’Institut du Pacifique avec l’aimable autorisation de Richard Cronin.
Article publié le 11 janvier par le Bangkok Post [1] : https://www.bangkokpost.com/opinion/opinion/2048887/theres-still-hope-for-the-mekong
[1]Voir aussi sur le même sujet l’éditorial du Bangkok Post du 10 janvier 2021 : https://www.bangkokpost.com/opinion/opinion/2048367/mekong-drowned-in-water-politics