La Birmanie de nouveau privée de démocratie ?

Source : https://www.liberation.fr/planete/2021/02/01/coup-d-etat-militaire-en-birmanie-aung-san-suu-kyi-arretee_1818943/ (Photo AFP)

Depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, et son indépendance en 1947, la Birmanie a subi de nombreux troubles et était pratiquement dirigée par une junte militaire qui a monopolisé toute la vie politique du pays depuis 1962 jusqu’à 2010.

Source : https://www.elle.fr/Societe/L-actu-en-images/Aung-San-Suu-Kyi-l-album-d-une-vie

Aung San Suu Kyi, rentrée en Birmanie en 1988, a passé 15 ans en résidence surveillée et s’est vu attribuer le Prix Nobel de la Paix en 1991. Fin 2009, elle a été condamnée à trois ans d’emprisonnement, pour avoir rencontré l’américain John Yettaw chez elle, lui-même étant condamné à sept ans de prison. Cet épisode rocambolesque prit fin après une campagne internationale intense et la visite du sénateur Jim Webb[1] : l’Américain fut libéré et la junte commua la peine d’Aung San Suu Kyi en 18 mois d’assignation à résidence aggravée d’inéligibilité. De plus, les autorités annoncèrent pour novembre 2010 la tenue d’élections parlementaires libres, auxquelles l’Occident ne crut guère.

En fait, elles se tinrent bien et furent pluralistes, ce qui constituait une avancée, même si elles furent « encadrées ». Le Parti de Solidarité et de Développement de l’Union, USDP, parti fondé en 2010 comme prolongation civile de l’Armée (il est composé d’anciens officiers reconvertis en civil pour débuter une carrière politique), gagna les élections mais sans monopole. La charismatique Aung San Suu Kyi fut libérée de sa résidence surveillée le 13 novembre 2010, et reconstitua son parti comme Ligue nationale pour la Démocratie (DNL / LND). Le général Than Shwe quitta le pouvoir et fut remplacé par le président Thein Sein le 4 février 2011.  Un gouvernement fut constitué, dans lequel l’armée ne conservait, pour ses membres restés en activité, que les 25 % de sièges prévus par la constitution. D’autres sièges étaient toutefois occupés par d’anciens officiers ayant quitté  leurs fonctions militaires avant les élections. Aux termes de la Constitution de 2008, l’armée (dite « Tatmadaw ») contrôle les ministères de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires frontalières. Un citoyen marié à un étranger ne peut pas devenir président, ce qui vise directement Aung San Suu Kyi.

Durant cette première année du changement, les ouvertures politiques et économiques se succédèrent : autorisation des syndicats, rétablissement du droit de grève, apparition d’une liberté partielle de la presse, nouvelle loi sur les investissements étrangers et établissement d’une Commission nationale sur les Droits de l’Homme. Les réformes se poursuivirent par la libération de prisonniers politiques, le dialogue avec les ethnies minoritaires et l’organisation des prochaines élections encore plus libres puisque autorisant les partis auparavant interdits. Aung San Suu Kyi fut autorisée à se déplacer pour faire campagne pour la DNL / LND à travers le pays. Les élections du 1er avril 2012 virent la victoire écrasante de la DNL / LND sur l’USDP avec 35 élus sur les 45 sièges en jeu, le nombre total des sièges, 435, ne donnant toutefois à cette victoire qu’une valeur symbolique. Aung San Suu Kyi a annoncé en 2013 son intention de se présenter à l’élection présidentielle de décembre 2015, mais son ancien mariage avec un étranger (citoyen britannique) rendait sa candidature incompatible avec la Constitution. Un référendum aurait pu amender cette disposition, mais il n’en était pas question avant la prochaine élection, l’Assemblée étant élue pour trois ans.

Le dimanche 8 novembre 2015 les élections tant attendues se sont tenues, la participation au vote atteignant à 80 %. Plus de 1000 sièges législatifs étaient à pourvoir, dans les assemblées nationales (168 à la chambre haute dite des Nationalités et 330 à la chambre basse dite des représentants) et régionales (14 chambres). Ont été candidats de nombreux officiers généraux et supérieurs, dont un grand nombre ont présenté leur démission pour devenir des candidats civils. La Ligue nationale pour la démocratie (LND) a remporté 348 sièges et a été majoritaire au sein du Parlement birman, malgré la présence du quart de députés militaires non élus. Aung San Suu Kyi a fait nommer Htin Kyaw, un de ses amis d’enfance, au poste de président. Sans expérience politique, ce compagnon a été choisi pour sa loyauté et son obéissance. Aung San Suu Kyi, tout en conservant les ministères des Affaires étrangères et de l’Éducation, devint le 6 avril « conseiller pour l’État », nouvelle fonction qui déguise celle d’un Premier ministre.

Aung San Suu Kyi était ainsi de facto chef de gouvernement pour la période 2016-2021. Cette décision, votée par les deux chambres et signée par le président, a provoqué de vives protestations chez les représentants militaires qui dénoncèrent une concentration des pouvoirs exécutif et législatif dans les mains d’une seule personne, et donc une violation de l’article 11 de la Constitution. Il apparaît ironique que cette leçon de démocratie sur la séparation des pouvoirs ait été donnée par des membres de l’ancienne junte ou leurs proches. En mars 2018, Htin Kyaw se retira pour raisons de santé et, fin mars, le président de la chambre basse U Win Myint, lui-aussi un proche de Aung San Suu Kyi, le remplaça en exprimant sa volonté « d’amender la Constitution afin de construire une union démocratique fédérale ».

Aujourd’hui, le contexte a changé. La question des Rohingyas a fait évoluer l’opinion internationale qui ne soutient plus Aung San Suu Kyi avec autant de cœur puisqu’elle appuie la politique de renvoi au Bangladesh de ces musulmans d’immigration relativement récente. Cette politique qui choque les Occidentaux, satisfait cependant les Birmans[2]. Les élections législatives du 8 novembre 2020 (pour les trois quarts des sièges, les autres restant pourvus par l’armée) ont été clairement remportées par la LND.  Les partis ethniques n’ont pas réussi de percée (47 sièges) et le Parti de l’Union, de la Solidarité et du Développement (USDP) est le grand perdant avec seulement 30 sièges. La NLD / LND dispose de 82 % des sièges disputés à la Chambre basse du Parlement (Assemblée nationale), soit plus que les 78 % précédents[3] : cette victoire est apparue un peu trop flagrante aux yeux des militaires qui se sont plaints de fraudes massives dès la publication des résultats[4]. Dès le 11 novembre, le président de l’USDP, l’ex-brigadier général Than Htay, a convoqué une conférence de presse pour « dénoncer les fraudes qui ont entaché les élections générales et appeler à revoter aussi vite que possible »[5].

Source : https://www.leparisien.fr/international/birmanie-cinq-minutes-pour-comprendre-le-coup-d-etat-de-l-armee-01-02-2021-8422444.php – (Photo : FP/Ye Aung Thu)

De ce fait, un coup d’État des militaires devenait envisageable, le parti qui les représente, l’USPD, ayant déposé recours devant la Commission électorale du Myanmar (UEC) contre 174 fraudes pendant le vote et contre des millions d’erreurs dans l’établissement des listes électorales. L’UEC étant considérée responsable, l’USPD a aussi déposé plainte contre elle devant la Cour suprême . Le processus devrait cependant prendre un mois , ce que les éléments impatients n’acceptent guère. Après une semaine d’annonces contradictoires, samedi 30 janvier, l’armée avait assuré « respecter la constitution ». Mais le 1er février, jour de l’ouverture de la session parlementaire, elle a pris le contrôle du pays, arrêtant Aung San Suu Kyi (chose excellente pour faire remonter sa popularité en Occident…), le Président Win Myint et de nombreuses personnalités politiques (ministres, dirigeants de la NLD / LND, ministres régionaux et représentants éminents de la société civile) qui seraient détenus à Naypyidaw, capitale politique. Certaines liaisons ont été interrompues, l’ensemble des télécommunications a été très perturbé, et l’armée a occupé l’Hôtel de ville de Rangoon, capitale économique du pays. L’état d’urgence est proclamé pour un an avec pleins pouvoirs pour le général Min Aung Hlaing qui concentre les pouvoirs législatif, administratif et judiciaire (ce qui est donc pire que ce qui était reproché à Aung San Suu Kyi), le poste honorifique de président par intérim étant laissé à l’ancien général Myint Swe , précédemment vice-président. Des communiqués des Etats-Unis, du Royaume-Uni, de l’Union Européenne et de l’Australie ont aussitôt condamné le coup d’État . Selon Antonio Guterres, Secrétaire général de l’ONU, « avec le transfert de tous les pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire aux militaires, ces développements portent un coup dur aux réformes démocratiques en Birmanie ».

Source : https://www.elle.fr/Societe/L-actu-en-images/Aung-San-Suu-Kyi-l-album-d-une-vie#SIPA-AP22535488-000003 (Photo : Sakchai Lalit/AP/SIPA)

L’armée avait eu la sagesse de mettre fin à sa domination absolue sur le pays, malgré une mainmise encore importante sur l’appareil d’Etat, ce qui avait permis l’ouverture des relations internationales et une certaine remontée de l’économie. Aura-t-elle la sagesse de rendre rapidement le pouvoir aux civils, alors qu’elle vient de promettre de nouvelles élections libres et équitables annoncées dans un délai d’un an, et un transfert du pouvoir aux civils ? C’est l’espoir de tous aujourd’hui.

Denis LAMBERT


[1]     Le sénateur Jim Webb, proche de Barack Obama, a été le 1er haut responsable américain à rencontrer le Généralissime Than Shwe depuis 1992.

[2]     Toutes les immigrations sont détestées en Birmanie depuis que l’empire britannique a introduit des fonctionnaires venant de l’Inde pour le gouvernement de Birmanie, frustrant les élites birmanes et accentuant le caractère d’occupation. Tous ces agents de l’Indian Service ont été brutalement renvoyés dès l’émancipation du pays.

[3]     Bruno Philip, « En Birmanie, le triomphe électoral du parti d’Aung San Suu Kyi », Le Monde, 11-12 novembre 2020,

[4]     Des observateurs internationaux n’avaient pas relevé d’irrégularités flagrantes.

[5]     Sophie Boisseau du Rocher, « Élections en Birmanie. Ne tirez pas sur Aung San Suu Kyi ! », Ouest-France, 16 novembre 2020, https://www.ouest-france.fr/monde/birmanie/ne-tirez-pas-sur-aung-san-suu-kyi-7052974