Birmanie : le retour des vieux démons ?
Après le coup d’état[1] du 1er février 2021 et l’instauration de l’état d’urgence pour un an, mettant fin à la transition démocratique[2], le gouvernement du Général Min Aung Hlaing renforce les mesures de contrôle alors que les contestations se développent.
La consolidation du pouvoir militaire
La session parlementaire prévue pour s’ouvrir le 1er février s’est tenue symboliquement et a « dénoncé la prise de contrôle » du Parlement. 70 députés ont signé un « engagement de servir le public ».
Aux yeux de l’armée, traditionnellement puissante en Birmanie, le Général Min Aung Hlaing incarne « l’unité et la souveraineté nationales ». Son aura est intacte au sein de l’armée qui a accaparé le pouvoir depuis 1962, conservant, même pendant les cinq dernières années de transition démocratique, 25% des postes gouvernementaux en vertu de la constitution. L’armée est également détentrice d’une grande partie des ressources économiques. Elle est, en outre, soutenue par le voisin chinois à la fois pour des raisons politiques et économiques.
A l’intérieur, elle s’appuie sur le nationalisme de l’ethnie bamane (majoritaire) et sur le fondamentalisme d’une partie des bouddhistes.
Dans ces conditions, les militaires ne pouvaient accepter leurs résultats médiocres auxélections législatives de novembre 2020 : la Ligue nationale pour la démocratie (LND) d’Aung San Suu Kyi a remporté 82% des sièges ouverts au vote. La victoire de la LND aurait pu entraîner une modification de l’actuelle constitution adoptée en 2008 qui est très favorable à l’armée puisque conçue par elle. Depuis quelques années, la LND a progressivement entamé un processus de construction de la confiance et de la démocratie qui mettait en péril la suprématie des militaires. Un coup d’Etat devenait donc envisageable…
Dès le 4 février, l’accès à Facebook est bloqué et la censure est imposée sur Internet et sur les réseaux sociaux (Twitter, Instagram). Une contre-mesure adoptée par les manifestants est l’utilisation de réseaux privés virtuels (VPN) qui ralentissent toutefois les diffusions en multipliant les adressages. Les arrestations se multiplient : Aung San Suu Kyi, « assignée à résidence » et inculpée pour une infraction à une règle commerciale (!!), plusieurs dirigeants de la LND et proches d’Aung San Suu Kyi, dont le Président Win Myint et plusieurs cadres et députés du parti LND, le professeur australien Sean Turnell et son conseiller économique, puis le Vice-Président de la Chambre basse du Parlement et des responsables locaux. On estime à 150 à 200 le nombre de personnes arrêtées.
La résistance et les contestations
Elles se développent lentement d’abord, mais les réunions de partisans de la démocratie se multiplient et prennent de plus en plus d’ampleur.
Le 6 février a lieu la première grande manifestation de rues à Rangoon soutenue aux fenêtres et balcons, avec le salut des trois doigts levés en signe de défi et de résistance à l’oppression, signal emprunté au film « Hunter Games », et désormais adopté partout dans le monde, mais notamment lors des manifestations récentes en Thaïlande et à Hong Kong. Débutée par des médecins, professeurs, étudiants, ouvriers, elle s’est ensuite poursuivieavec de simples passants durant toute la journée, sous haute surveillance policière, mais sans violence. Sur les pancartes, on peut lire « Nous voulons la démocratie », « Libérez Mother Suu ». Pas d’affrontement, cependant des hommes de la sécurité publique en civil filment les meneurs.
Le 7 février, les manifestations se sont étendues à tout le pays. A Rangoon, on estime à 100 000 les personnes faisant face à la police anti-émeute. A Mandalay, des tirs en l’air dispersent la foule. A Naypyidaw[3], des centaines de deux-roues sillonnent les larges avenues en général désertes en klaxonnant.
Le 8 février, les manifestants sont encore plus nombreux, portant des pancartes représentant le général Min Aung Hlaing barré d’une croix rouge (couleur de la LND, parti d’Aung San Suu Kyi). La police fait usage de canons à eau, de gaz lacrymogènes et de tirs à balles en caoutchouc. Un appel à la grève générale a conduit le général Min Aung Hlaing à intervenir à la télévision à 20H : « Des actions doivent être prises conformément à la loi, contre les infractions qui troublent, empêchent et détruisent la stabilité de l’Etat, la sécurité publique et l’Etat de droit ». Le ton est calme, le général tente d’amadouer la population, promettant des élections libres à la fin de l’Etat d’urgence, dénonçant les fraudes massives de novembre et promettant « un régime militaire différent des précédents » … Pendant cette intervention, les rues retentissent d’un concert de casseroles d’une fenêtre à l’autre.
Selon les estimations, ce seraient les plus grandes manifestations depuis la Révolution de safran » en 2007[4].
Le 9 février, les manifestations se sont poursuivies partout, notamment à Rangoon après un raid nocturne contre le siège du parti LND. Quelques moines ont commencé à se joindre au mouvement ainsi que des membres des ethnies karen, rakhine et kachin en habits traditionnels. Les migrants birmans se trouvant en Thaïlande ont également manifesté le weekend devant le bâtiment des Nations Unies à Bangkok. La loi martiale est par ailleurs décrétée dans certains quartiers de Mandalay et de Rangoon et assortie d’un couvre-feu.
Le 10 février, pas de changement notable, sauf peut-être à Loikaw, dans l’Etat de Kayah à l’est, où des policiers se seraient joints aux manifestants, selon des sources locales. Pour l’instant, patience et retenue semblent avoir été demandées aux forces de l’ordre. Mais les risques de dérapage sont toujours à craindre de part et d’autre. Les rassemblements de plus de cinq personnes sont interdits pour cause de pandémie, mais des mini-rassemblements en conformité avec cette règle se multiplient.
Les réactions internationales
Dès l’annonce du coup d’état, les Etats-Unis, l’Union européenne et le Royaume-Uni ont manifesté leur inquiétude et appelé à un retour à la démocratie, au respect des résultats électoraux de novembre et à la libération des personnes arrêtées. Les menaces de sanctions économiques pourraient inquiéter les militaires qui contrôlent de puissants conglomérats. La Nouvelle Zélande a été le premier pays à suspendre tout contact politique et militaire avec la junte.
Le pape François, dans son discours aux ambassadeurs accrédités auprès de Saint-Siège, le 8 février, a exprimé « sa solidarité avec le peuple birman, appelé au dialogue, et à la libération rapide des responsables politiques, et souhaité une coexistence démocratique » en Birmanie.
La population birmane attend le soutien de la communauté internationale et de l’ONU afin que les militaires ne se sentent plus « intouchables ». Leur motivation à conserver le pouvoir tient en effet à leur appétit à conserver les rentes économiques qu’ils se sont assurées. Le coordonnateur résident de l’ONU en Birmanie a condamné « l’usage disproportionné de la force » et a déploré de nombreux blessés parmi les manifestants le 9 février. Mais au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, les Russes et les Chinois se sont opposés à la condamnation du coup d’état birman…
Or si le régime se sent menacé à l’intérieur, et pas véritablement condamné à l’extérieur, les représailles risquent de s’abattre sur la population, dans un Etat relativement isolé du fait de la pandémie : les frontières sont très contrôlées, avec une quarantaine obligatoire de 21 jours pour les rares arrivants.
Les événements de 1988 reviennent en mémoire
Dans un contexte de difficultés économiques[5] et de troubles ethniques, aggravé par la corruption, après plusieurs mois de manifestations débutées en mars avec les étudiants réclamant la démocratie, une succession de troubles et de répressions a conduit au coup d’état du 18 septembre 1988, rétablissant « l’ordre et la loi ». La constitution de 1974 a été rejetée et plusieurs milliers de civils ont été tués.
Aung San Suu Kyi revenue le 26 août 1988 auprès de sa mère malade, a fait alors ses débuts en politique, tentant d’obtenir un retour au calme par des moyens pacifiques. Elle est devenue le symbole de la lutte pour la démocratie en Birmanie, mais n’a pu empêcher le développement de l’anarchie débouchant sur le coup d’état. Les universités, foyers de contestation, ont été fermées à plusieurs reprises, et il a fallu attendre 2010 pour une libéralisation progressive et 2015 pour un gouvernement civil.
Aujourd’hui, tous les espoirs de démocratie se seraient-ils envolés ? Aung San Suu Kyi aurait-elle surestimé la capacité de changements des militaires ? Quelle porte de sortie imaginer à cette nouvelle « crise » ? Aung San Suu Kyi, actuellement en résidence surveillée « chez elle », à Naypyidaw, pourrait être condamnée à une peine de prison. La plupart des dirigeantsde la LND seraient en détention. Dans un tel contexte, comment envisager une négociation civil/militaire ? L’ampleur de la résistance populaire sera-t-elle suffisante pour peser sur les militaires qui veulent préserver leur rente économique dans un pays enclavé entre la Chine et l’Inde ?
Hélène Mazeran
Sources : La Croix, 5, 8, 9 et 11 février 2021, Loup Besmond de Senneville, Dorian Malovic, Jean-Christophe Plotin – Le Figaro, 8, 10 février 2021, Sébastien Falletti – Le Journal du Dimanche, 7 février 2021, Juliette Verlin
[1] Le 4ème en 63 ans dans un pays sous le joug des généraux de 1962 à 2011 sans interruption, qui a connu une alternance de soulèvements populaires et des répressions brutales.
[2] Cf sur ce site, l’article de Denis Lambert : « La Birmanie de nouveau privée de démocratie ». 3 février 2021.
[3] Ancien quartier général de Aung San pendant la guerre de résistance contre les Japonais, cette zone restée fortement militarisée a suscité soupçons et fantasmes… Cette petite ville à 320 km au nord de Rangoon, est devenue capitale en 2005, officiellement pour des raisons stratégiques (sécurité et stabilité), au centre du pays, avec un déplacement progressif de tous les ministères. Elle fut fermée aux visiteurs jusqu’en 2011. En 2013, on disait qu’elle n’était habitée que par des fonctionnaires. De dimensions colossales, elle abriterait un million de personnes selon les chiffres officiels (contre 4,5 millions à Rangoon).
[4] En août et septembre 2007, l’augmentation brutale des prix de l’énergie entraîne des manifestations pacifiques avec le soutien des bonzes (d’où le nom de safran). Elles sont très durement réprimées à partir du 26 septembre. Des dizaines de manifestants auraient été tués par les militaires. Devant l’opposition de la Chine et de la Russie au Conseil de sécurité, la communauté internationale n’avait exprimé que « ses regrets » … déjà !!!
[5] Pour mémoire, la Birmanie était un des pays les plus riches d’Asie au moment de son indépendance… Il se classe actuellement au 175ème rang (sur 195) par son PIB par tête, estimé à 5142 $ pour 2019 (chiffre CIA, valeur vérifiée au 11 février 2021).