Un rapport contestable sur « Un monde plus contesté »

Source : https://www.intelligence.gov/

Depuis 1997, la CIA publie tous les quatre ans un ouvrage de prospective (et non de prédiction), devant servir à orienter les décisions gouvernementales américaines. Sa sortie coïncide avec le début d’un nouveau mandat présidentiel de quatre ans. Le dernier opus[1], dans sa traduction française, est paru début mai, l’original en mars, ce qui signifie une préparation probable sous la présidence Trump. Il n’est fait aucune allusion à la situation politique intérieure dans l’ouvrage, ni pour la période actuelle ni pour 2040, le régime étant supposé inchangé.

L’organisation de l’ouvrage correspond bien à la forme de chapitres accessibles isolément sur le Web – et aussi à la méthode d’exposés de l’armée américaine « j’annonce ce que je vais dire, j’expose ce que je veux dire, je rappelle ce que j’ai dit ». Elle correspond aux deux principes fondamentaux : d’abord d’identification et d’évaluation des grandes forces qui façonnent l’environnement, puis de déduction des réactions des peuples et des dirigeants.

Examinons donc ces forces structurelles.

Les défis mondiaux vont tenir d’abord à la démographie – domaine sur lequel les prévisions sont relativement stables, sauf pandémie gravissime ou guerre généralisée. Si l’accroissement global de la population se ralentit, il n’en reste pas moins important, et totalement déséquilibré, la quasi totalité provenant des régions les moins aptes à soutenir la progression des besoins associés à la natalité : structures médicales et éducatives et aussi emplois. Ceci alors que les pays industrialisés voient au contraire leur population décroître. La différence de pression (en démographie comme en physique) a toujours tendance à résulter en déplacements, ici en émigrations qui ne peuvent être tolérées qu’en d’étroites limites .

Un autre facteur indiscutable tient à l’environnement : les conséquences du réchauffement menacent la grande partie de la population mondiale installée en bordure de littoral, mais aussi les autres par l’arrivée de grandes vagues de chaleur et par l’augmentation des phénomènes météorologiques extrêmes. La dégradation des sols et la modification des régimes hydriques sont empirés par la pollution, au point de menacer la sécurité d’approvisionnement en denrées et en eau. Les efforts actuels de transition doivent être accrus mais les propositions de géo-ingéniérie sont inquiétantes par leurs conséquences inconnues. Des clivages d’intérêt[2] peuvent générer des oppositions fortes et une forme de gouvernance mondiale apparaît nécessaire.

L’augmentation des dettes nationales se produit alors que les populations tendent à exiger la mise en place de solutions contre l’évolution démographique et le changement climatique. Seules les économies asiatiques paraissent à même de soutenir le choc financier. La marge de manœuvre des Etats se réduit d’autant plus que l’environnement commercial se fragmente et que les avancées technologiques bouleversent le marché du travail.

La technologie apporte en effet des menaces de tensions et de perturbations autant que d’espoirs de solutions contre le vieillissement, le changement climatique et le ralentissement de la croissance de la productivité. La concurrence sera exacerbée pour s’approprier des supériorités technologiques, des compétences et des marchés. L’espoir est que les pays en développement puissent se ménager quelques niches, la domination technologique se jouant entre la Chine et les Etats-Unis. L’intelligence artificielle irriguera – mais aussi transformera – tous les domaines. Les adaptations biotechnologiques sont prometteuses, mais aussi inquiétantes. La technologie risque d’aggraver les inégalités et donc les tensions sociales, internes et internationales.

Les dynamiques envisagées tiennent aux conséquences des forces structurelles mises en jeu.

La société est « informée » mais aussi déformée. Le ralentissement de la croissance, le bouleversement du travail, l’augmentation des inégalités (perçues sinon réelles) et des corruptions, l’incompréhension de la technologie par la majorité, l’incapacité enfin à distinguer la réalité des rumeurs et manipulations, génèrent un sentiment d’impuissance et la critique d’autorités considérées comme incapables d’y faire face. Pessimisme et défiance dominent. Une conséquence en est la fragmentation en communautés, aidée et non pas combattue par les nouveaux moyens de connectivité. Une contestation généralisée résulte du déséquilibre entre les besoins et la situation réelle, alors que la seule solution est l’adaptation, les avancées technologiques pouvant faire espérer d’élargir les possibilités économiques.

L’État souffrira des forces tendancielles déjà citées et de la pression populaire pour satisfaire des objectifs contradictoires. Les mesures gouvernementales ne pourront pas satisfaire l’attente du public, promettant l’instabilité politique et le péril des démocraties. Des gouvernances alternatives, non-étatiques et opposées au pouvoir constitutionnel, voudront imposer leur pouvoir, les régimes autoritaires se montrant vulnérables comme les démocraties.

Au niveau international, enfin, le pouvoir prendra des formes diverses associées à des origines multiples. Les Etats-Unis et la Chine auront un rôle dominant. Leur rivalité affectera quasiment tous les domaines. La variété des acteurs, l’affaiblissement de la dissuasion comme des instruments d’apaisement et les avancées technologiques multiplieront les risques de conflit.

En conclusion, cinq scenarios possibles sont proposés :

1) La victoire de l’Occident (sous la bannière américaine, bien sûr). Intitulé « renaissance des démocraties », ce scénario suppose que le système démocratique procure un gain technologique entraînant une progression économique supérieure à celle des autres sociétés, permettant de renforcer la cohésion sociale en Occident. Il est précisé en toutes lettres que « le leadership américain s’est montré essentiel à la coordination multilatérale ». C’est l’apologie du libéralisme au son des trompettes d’Aïda et les pays non libéraux n’ont plus qu’à déchirer leurs mouchoirs.

2) A l’opposé, on peut supposer une croissance de l’OCDE plus lente que celle de la Chine. Le système international devient alors chaotique et instable, la Chine n’ayant « pas la volonté ni la puissance militaire nécessaire[3] pour prendre le leadership mondial ». D’où le titre d’« un monde à la dérive »

3) Un scénario intermédiaire est la « coexistence compétitive » des deux blocs centrés sur les Etats-Unis et la Chine, hypothèse plus apaisante sur le plan des conflits mais riche de menaces environnementales, la compétition pour les marchés et les ressources n’incitant pas aux dépenses pour le bien collectif.

4) L’hypothèse de regroupement peut se trouver battue en brèche par la fragmentation en unités multiples centrées sur « les Etats-Unis, la Chine, l’Union européenne la Russie et quelques puissances régionales[4] ». C’est le scenario des « silos séparés ». Ces blocs sont axés sur « l’autosuffisance, la résilience et la défense », les problèmes mondiaux étant laissés à l’abandon.

5) Enfin, pour terminer à l’américaine sur un autre « happy end », on peut envisager une mobilisation mondiale pour sauver la planète, un gouvernement supranational gérant les problèmes globaux et les pays riches venant au secours des pays pauvres. Très émouvant. Cependant, si ce scenario s’intitule « tragédie et mobilisation » c’est bien parce qu’il semble que seule une catastrophe épouvantable aussi bien qu’imminente puisse amener l’humanité à la raison. Mais ne serait il pas alors trop tard ?

Globalement, cet exercice de prospective ouvre quelques voies à l’imagination, mais il ne se départ pas de certains a-priori sur le libéralisme, et reste très américano-centré.

Denis LAMBERT


[1]    « Le monde en 2040 vu par la CIA. Un monde plus contesté », Edition des Equateurs (Paris, mai 2021). Le texte original « Global Trends : A More Contested World » est accessible par ses différents chapitres à partir du premier : https://www.dni.gov/index.php/gt2040-home/introduction et non à partir du site indiqué page 6 de la traduction ! Certains graphiques ne sont lisibles que sur l’original (couleurs au lieu de niveaux de gris).

[2]    Le réchauffement présente des intérêts pour certains pays froids qui verraient tant s’accroître leurs surfaces utiles que s’ouvrir des voies de communication actuellement gelées. Au rebours, la fonte du pergélisol dégagerait des quantités gigantesques de méthane dont l’effet de serre à court terme est trente fois celui du gaz carbonique.

[3]    Ce qui apparaît comme une hypothèse plus que comme une conclusion.

[4]    Il est heureux que celles-ci apparaissent enfin quelque part !