Inquiétudes stratégiques ou espoirs de négociations ?

Source : https://www.spacewar.com/reports/GAO_report_Missile_Defense_Agency_missed_2020_delivery_testing_goals_999.html

A la conférence (virtuelle) du Project on Nuclear Issues Capstone[1] du Center for Strategic and International Studies, le patron de l’US Strategic Command, l’amiral Charles A. Richard, a déclaré[2] que pour la première fois de son histoire les Etats-Unis font face à deux compétiteurs « agressifs et disposant de l’arme nucléaire », la Russie et la Chine de poids comparable à eux-mêmes, des « peer competitors ». C’est la conséquence de l’extension rapide de l’arsenal chinois qui pourrait doubler d’ici la fin de la décade et de la modernisation du programme russe, qui serait déjà achevée à 80 % selon les Etats-Unis et à 88 % selon la Russie. Certes la taille d’un arsenal nucléaire n’est pas une mesure précise de ses capacités, qui doivent inclure la qualité du système de projection, sa précision, les dispositifs de commande et contrôle, la posture de préparation, la doctrine et l’entraînement. Actuellement, Russie et Chine ont dépassé les Etats-Unis dans la production de scientifiques, selon l’amiral, ce qui explique des progrès si rapides.

On pourrait ajouter que les élèves scientifiques des universités américaines sont principalement des Chinois et des Indiens, et souvent, après les premières années 90s, sous la direction de professeurs russes ! Voilà la conséquence de carrières financières et juridiques tellement plus rémunératrices que les carrières scientifiques[3] que les étudiants boudent les études de mathématiques, de physique et de technologie…

Les Etats-Unis pourraient donc souhaiter diminuer le rôle des armes nucléaires, les leurs et celles de la Russie et de la Chine, pour la garantie du statu quo stratégique. Or Moscou pourrait se révéler sensible à cette démarche[4], selon la porte-parole des Affaires étrangères Maria Zakharova, dans la limite de contreparties adaptées à ses intérêts, évidemment. La Russie accuse en effet les Etats-Unis de chercher la domination militaire absolue[5] et de rechercher l’affaiblissement de la dissuasion soviétique en particulier par la création d’un système global de défense anti-missile. Pourtant la Missile Defense Agency se plaint que les livraisons d’intercepteurs (132 prévus, 84 livrés, tous modèles confondus) et les essais (2 réalisés sur 9 prévus) aient été inférieurs aux prévisions pour 2020, Covid oblige. L’agence, de ce fait, n’a demandé pour 2021 qu’un budget de 9,13 milliards, en régression de 1,27 milliards sur celui de 2020, mais le Congrès a rétabli le montant précédent, avec même un « léger » supplément de 30 millions[6].

 D’autre part, les Etats-Unis cherchent à mettre au point des engins de frappe non-nucléaire rapide à haute précision, dont le but est bien de décapiter l’adversaire, ce qui constitue un but stratégique. Un plan allouerait 18 milliards de dollars pour de nouveaux intercepteurs contre les menaces de Corée du Nord et d’Iran, en installant 31 de ces nouveaux missiles en Alaska. Il est évident qu’une telle mesure, éventuellement efficace contre quelques missiles, ne pourrait s’opposer à une attaque russe massive. Mais, dans le climat actuel des sanctions contre la Russie depuis les évènements d’Ukraine et d’expulsions réciproques de diplomates, tout renforcement d’arsenal est forcément mal apprécié. Pourtant, un intercepteur pourrait être utile à protéger le monde en cas de retombée d’un déchet spatial de grande dimension, de 20 tonnes comme la fusée chinoise Longue Marche 5B qui est retombée sur Terre (heureusement dans l’océan Indien[7] comme on l’avait espéré[8]) après avoir satellisé le module principal Tian he (Harmonie céleste) de la nouvelle station spatiale chinoise[9]. Le Pentagone avait annoncé qu’il ne chercherait pas à la détruire pendant sa retombée[10] (ce qui aurait éparpillé des milliers d’éclats comme l’interception chinoise de 11 janvier 2007, autant de projectiles pouvant détruire des satellites étrangers et mener à un conflit. Une gestion saine de l’espace est à l’ordre du jour[11]). Mais s’il s’agissait d’un réacteur nucléaire embarqué, pour lequel le morcellement serait le seul moyen de brûler les matières en haute atmosphère plutôt que de les laisser tomber sur une grande agglomération, ne faudrait-il pas prendre le risque d’agir ?

Si la Russie pourrait accepter de nouvelles négociations pour le contrôle des armements nucléaires, il semblait qu’il y ait peu à attendre de la Chine, très confortable dans sa non-participation aux traités bilatéraux de désarmement[12]. Pourtant une « fenêtre de tir » existe car les Chinois sont demandeurs de négociation dans un domaine connexe au nucléaire : l’espace. En effet, la mécanique newtonienne impose des règles strictes à l’envoi de charges dans l’espace[13] à partir des points de la terre (on connaît l’intérêt des bases de lancement proches de l’équateur, une chance pour la France, et l’Europe, grâce à Kourou. Les Russes sont très désavantagés par leur position septentrionale. Même le site de Baïkonour, au Kazakhstan, se situe à plus de 45°N). Or les Chinois (plus avantagés géographiquement car la ville de Sanya, au sud de l’île de Hainan, se situe à environ 18°N, donc entre le tropique du Cancer et l’équateur) s’alarment des risques de guerre dans l’espace, et souhaitent une négociation basée sur une proposition commune avec la Russie[14]. Lundi 12 avril 2021, le ministre des Affaires étrangères russe Sergei Lavrov a d’ailleurs appelé au lancement de négociations pour la création d’un instrument d’interdiction totale d’installation d’armes nucléaires dans l’espace. Rappelons qu’il existe déjà un « Traité de l’Espace »[15] dont sont membres 111 pays, 23 autres ayant signé mais non ratifié (comme la Corée du Nord, le 5 mars 2009 à Moscou).

Une menace quasi-existentielle est en effet le risque que des armes nucléaires soient placées dans l’espace sur des orbites stables. Leur pays d’origine pourrait sans préavis les désorbiter et les faire retomber sur une cible sans aucun moyen de défense. Ce mode d’action se nomme FOB pour Fractional Orbital Bombardment system. Or il se trouve que la Corée du Nord a lancé deux satellites en 2012 et un en 2016. Les Nations-Unies avaient d’ailleurs condamné cette infraction à l’interdiction de tests de missiles balistiques. Or les spécialistes de Corée du Sud prétendent que ces satellites de reconnaissance n’ont jamais retransmis la moindre image[16]. Certes l’explication la plus probable reste un ensemble de dysfonctionnements, mais l’hypothèse d’un système FOB est-elle éliminée, maintenant certes[17] mais pour l’avenir ?

Des discussions sont toujours souhaitables, et un accord serait le bienvenu sur la dénucléarisation militaire de l’espace. Mais comment organiser des missions de vérification puisqu’il faudrait approcher chaque satellite à quelques mètres pour en analyser le rayonnement ?

Même si le président Biden se doit de conserver une posture de fermeté, il apparaît ouvert aux discussions internationales et doit tenir les questions nucléaires et spatiales comme essentielles. Verrons-nous donc de nouvelles négociations ?

Denis LAMBERT


[1]    Le terme « capstone » signifie la clef de voûte, c’est à dire la pierre finale.

[2]    Christen McCURDY, « STRATCOM wants smaller role for nuclear weapons in U.S., Russia, China », https://www.spacewar.com/reports/STRATCOM_wants_smaller_role_for_nuclear_weapons_in_US_Russia_China_999.html du 6 mai 2021.

[3]    Et la situation est encore pire en France où polytechniciens, mineurs ou centraliens se réorientent après leur réussite au concours (donc après avoir été comptés comme scientifiques) pour se ruer vers des disciplines plus rémunératrices que la Science.

[4]    https://www.spacewar.com/reports/Russia_ready_to_discuss_strategic_stability_issues_with_US_999.html du 4 mai 2021

[5]    On ne peut pas dire que ce soit faux : le Journal of Electronic Defense, par exemple, a été rebaptisé l’an dernier Journal of Electromagnetic Dominance. Ce n’est pas un choix de vocabulaire idéal pour amadouer des adversaires !

[6]    Ed.ADAMCZYK, https://www.spacewar.com/reports/GAO_report_Missile_Defense_Agency_missed_2020_delivery_testing_goals_999.html du 28 avril 2021.

[7]    https://www.sinodaily.com/afp/210509053625.52ccw60n.html du 9 mai 2021.

[8]    https://www.spacedaily.com/reports/US_watching_Chinese_rockets_erratic_re-entry_Pentagon_999.html du 6 mai 2021.

[9]    https://www.spacedaily.com/reports/Chinas_space_station_takes_shared_future_concept_to_space_999.html du  1er mai 2021.

[10]  https://www.spacedaily.com/reports/US_not_planning_to_shoot_down_errant_Chinese_rocket_defense_chief_999.html du 6 mai 2021.

[11]  Bruce McCLINTOCK, Katie FEISTEL, Douglas C. LIGOR, Kathryn O’CONNOR , https://www.spacewar.com/reports/Responsible_Space_Behavior_for_the_New_Space_Era_999.html du 27 avril 2021.

[12]  Cf de l’auteur « Vers un retour des traités internationaux avec le président Biden ? », sur le site.

[13]  https://www.spacewar.com/reports/Who_Controls_Space_999.html du 26 avril 2021.

[14] https://www.spacewar.com/reports/Chinese_Foreign_Ministry_calls_for_promptly_starting_talks_on_space_arms_control_999.html du 14 avril 2021.

[15]  Très exactement : « Treaty on Principles Governing the Activities of States in the Exploration and Use of Outer Space, including the Moon and Other Celestial Bodies » du 10 octobre 1967.

[16]  Elizabeth SHIM, https://www.spacewar.com/reports/North_Koreas_satellites_in_orbit_not_transmitting_data_999.html du 23 avril 2021.

[17]  En 2016, les Nord-Coréens n’auraient certainement pas su miniaturiser suffisamment un engin nucléaire efficace. On ne peut plus en être certains à ce jour.