Kazakhstan : Etat-tampon ? enjeu entre la Chine et la Russie ?

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Le Kazakhstan est certes hors zone du Pacifique ! mais deux des grandes puissances du Pacifique, la Chine et la Russie, « regardent » avec attention le pays qui est leur voisin, en raison des longues frontières partagées, des minorités de populations impliquées, des richesses minières et énergétiques…. Dans un contexte de tensions internationales multiples.

Le Kazakhstan occupe une place particulière parmi les 5 républiques d’Asie centrale devenues indépendantes et 1991 du fait de :

  • sa forte minorité russe (environ 20% de la population alors qu’elle était de 70% à la fin des années 90),
  • la base de Baïkonour, aujourd’hui louée à la Russie jusqu’à 2050,
  • ses richesses économiques liées au pétrole, au gaz et à l’uranium, charbon, terres rares, métaux précieux (son PIB est égal à celui des autres Etats d’Asie centrale réunis).

Sa stabilité revêt donc une importance cruciale pour la Russie qui, notamment, redoute la résurgence de réseaux islamistes après le départ américain d’Afghanistan.

Depuis de nombreuses années, l’Asie centrale cherche un équilibre entre la Russie et la Chine, en préservant une politique étrangère « autonome ». Dès les années 90, elle s’est beaucoup appuyée sur les programmes d’aide financés par les institutions internationales, et notamment l’Union européenne. Aujourd’hui, le Kazakhstan a par exemple signé des accords avec l’Italie, l’OTAN et plus récemment la Turquie, tout en gardant de bonnes relations avec Moscou.

Que s’est-il passé au Kazakhstan en janvier 2022 ? Au départ, le doublement du prix du gaz liquéfié le 1er janvier, a entraîné des manifestations pacifiques dès le 2 janvier dans l’ouest du pays, près de la mer Caspienne (région productrice de pétrole) autour de Janaozen et Aktou. Dans cette zone de steppes, vivent des populations de migrants de l’intérieur et des rapatriés Kazakhs revenus de Chine, de Mongolie et du Turkménistan dans des conditions difficiles. Des rassemblements réclamant des améliorations de la situation socio-économiques avaient déjà dégénéré en 2011 à la suite de provocations entraînant sans doute des dizaines de morts[1].

Dès le 4 janvier, malgré la coupure d’internet, les manifestations populaires contre l’augmentation du prix de gaz liquéfié, indispensable dans cette région de steppes, s’étendent à Almaty et au reste du pays, et se sont transformées en revendications politiques en faveur de changements démocratiques. Le 5 janvier, à Almaty, sont signalés des mouvements inhabituels de transports d’armes dans des ambulances ….Puis la tension monte et l’anarchie s’installe : incendie de la mairie d’Almaty, saccages de l’aéroport et de résidences officielles, de la télévision, attaques de commissariats.

Le Président Tokaïev[2], relativement épargné dans les critiques des manifestants dont les slogans étaient en partie destinés à Nazarbaïev (« Le Vieux dehors »), a annoncé le 5 janvier des mesures répressives très dures, ordonnant aux forces de police de « tirer pour tuer » pour lutter contre une « opération de terroristes entraînés à l’étranger » sans faire mention des raisons de la colère se développant contre la corruption, les failles de l’Etat, les inégalités sociales et économiques… Puis il annonce des réformes sociales et économiques, ainsi que le remplacement de Nazarbaïev (sans dire par qui ??)(en fait il a démissionné son gouvernement pour prendre de la distance avec Nazarbaïev – qu’il ne peut le pas remplacer, il peut seulement lui enlever à lui et à sa famille et ses caciques tout pouvoir)et l’arrestation pour « haute trahison » du chef des services de sécurité, Karim Massimov, ancien Premier Ministre ainsi que son adjoint, neveu de Nazarbaïev. Deux des gendres de Nazarbaïev sont aussi écartés de leurs postes à la tête de compagnies énergétiques.

Il semblerait aussi que des membres de la famille Nazarbaïev, proches de personnalités du Golfe auraient pu jouer un rôle dans les troubles à Almaty, brusquement désertée par les forces de sécurité le 5 janvier…D’autres membres de la famille seraient au contraire des soutiens indéfectibles de Moscou…

Malgré l’annonce du retour au prix du carburant au niveau de décembre 2021 et le limogeage du gouvernement, le malaise socio-économique dû à la mauvaise gouvernance persiste. Devant l’extension des troubles, la Russie aurait convaincu Tokaïev de faire appel à une « opération de maintien de la paix » de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC) à moins que Tokaïev n’ait pris cette décision par crainte de ne pouvoir compter sur la fiabilité des services de sécurité kazakhs.

Nazarbaïev a reparu le 18 janvier pour afficher son statut de « retraité »…

Il y aurait près de 225 morts, dont 103 à Almaty, la plupart seraient des « bandits armés ». Près de 8000 personnes auraient été arrêtées.La plupart serait des « bandits armés »… Les ONG évoquent des chiffres beaucoup plus élevés, et la désignation systématique des morts comme des « terroristes ».

Le contexte de cette crise pour la Russie.  Après les révoltes de Géorgie, d’Arménie, de Biélorussie, d’Ukraine, ces troubles montrent encore une fois l’aspiration à plus de liberté de la part des populations, et leur désir de rupture avec les dirigeants liés à Moscou.

Nazarbaïev était nettement pris pour cible par les manifestants qui ont renversé sa statue à Taldykorgan, près de la frontière chinoise, à l’est du lac Balkach. Le slogan « Dehors le Vieux » avait déjà été entendu en 2014 à Almaty lors de manifestations contre la dévaluation de la devise nationale. Depuis cette date, les manifestations contre la vie chère, la corruption, l’accaparement des ressources par la classe dirigeante[3], le manque de démocratie…, se sont succédé.Les contestations ont été récurrentes depuis 2016, mais les troubles de janvier 2022 emblent être les plus graves depuis l’indépendance en 1991.

Après la mort du Turkmène Sapamourad Nyazov en 2006 et l’Ouzbek Karimov en 2016, Nazarbaïev est le dernier apparatchik soviétique encore « actif ». La « transition » en faveur de Tokaïev s’est faite en douceur en 2019, mais Nazarbaïev a pris soin d’organiser sa succession pour préserver sa retraite, le bien-être de sa famille et son héritage politique : la « dictature éclairée » mise en place en 1989 alors que, Premier Secrétaire du PC, il a pris ses nouvelles fonctions. Régulièrement réélu avec des majorités « confortables » ( !) après avoir écarté toutes les oppositions, il semblait jouir d’une réelle popularité, sans doute aidée par les richesses économiques qui lui ont permis d’attirer les investisseurs et de développer l’économie nationale, de maintenir les 140 ethnies en relative harmonie, malgré les tensions traditionnelles entre clans (héritage des « hordes » du passé ?).Mais les fortes disparités économiques ont éclaté au grand jour avec l’augmentation du prix de l’essence, le peuple ayant été oublié dans la redistribution des richesses.

Le Kazakhstan, un partenaire stable pour Moscou ? A la différence de la situation en Biélorussie ou en Ukraine, la Russie ne fait pas face ici à une confrontation avec l’Occident., même si elle n’explicite pas qui sont les terroristes et les agents de l’étranger. Si le régime actuel s’effondre, elle pourra nouer des relations avec le nouveau régime comme elle l’a fait au Kirghizstan (en 2010) ou en Arménie (en 2018). Cependant, elle souhaite un Kazakhstan stable, et aujourd’hui il ne semble pas y avoir de leader dans les manifestants, il ne semble y avoir aucune alternative au gouvernement actuel.

D’où le recours à une « mission de paix » de l’OTSC dont le mandat sera de protéger les infrastructures stratégiques de l’aéroport d’Almaty, les centres radio, les bâtiments stratégiques et le cosmodrome de Baïkonour. Cette mission a été acheminée dès le 6 janvier par 12 avions militaires russes Il-76 et AN-124. Elle est composée de 3000 soldats et officiers russes, 500 Biélorusses, 200 Tadjiks, 150 Kirghizes et 70 Arméniens. Le retrait des troupes a commencé le 13 janvier pour s’achever le 19 janvier.

C’est la première fois depuis sa création en 2002, qu’un tel contingent de l’OTSC est déployé (Moscou l’avait refusé au Kirghizstan en 2010 et en Arménie en 2018). Cette mission de paix est pilotée par Moscou pour répondre à une « attaque terroriste », mais ce n’est pas une « intervention » russe directe.Tokaïev parle, lui, de tentative de coup d’Etat devant le Parlement le 11 janvier, contrairement à ses déclarations du 5 mentionnant « des bandits entraînés à l’étranger et obéissant à un seul centre de commandement ».

Poutine a encore une fois réaffirmé l’influence de la Russie sur son « étranger proche ». « Nous ne permettrons pas que … se réalise dans notre région le scénario des soi-disant révolutions de couleur… », « le Kazakhstan a été victime du terrorisme international… avec des hommes armés et … formés dans des centres à l’étranger », reprenant ainsi les termes employés par Tokaïev.

Quelle interprétation donner ? L’« opération anti-terroriste » est-elle un paravent ? Le chiffre de « 20 000 criminels armés à Almaty, appartenant à des groupes terroristes internationaux » semble un peu élevé pour une opération terroriste qui n’a d’ailleurs pas été revendiquée. Il n’y a pour l’instant aucune preuve fiable d’une intervention étrangère dans l’origine des troubles. Les ingérences étrangères sont généralement utilisées pour légitimer des mesures autoritaires visant à réprimer les dissidents et « canaliser » la société civile.

Ces troubles sont-ils le reflet d’une lutte pour le partage du pouvoir, et des richesses nationales entre différents clans, d’une « révolution de palais » ? Ont-ils été suscités par les inquiétudes de la famille Nazarbaïev devant les réformes (mêmes timides) de Tokaïev ? par des membres du clan Nazarbaïev proches de certains pays du Golfe ? Par le risque de perdre ses richesses (indûment ?)  accumulées ? L’opération est-elle destinée à « maquiller » une prise de pouvoir par Tokaïev pour se débarrasser de Nazarbaïev ?

Les initiatives de Nazarbaïev ont parfois irrité Poutine, même si leurs relations ont toujours été courtoises : Nazarbaïev était encore reçu à St Pétersbourg le 28 décembre dernier. Quelques exemples : la non-reconnaissance de l’annexion de la Crimée au moment de la crise ukrainienne en 2014, l’introduction de l’alphabet latin à la place du cyrillique en 2017,le refus de soutenir en 2018 la résolution russe à l’ONU condamnant les frappes occidentales contre le régime de Bachar el Assad en Syrie … Parallèlement, le Kazakhstan avait entrepris une politique d’ouverture vers les Occidentaux et vers la Chine, qui aurait contribué à la désactivation de l’internet dès le 5 janvier, sachant que 86% des Kazakhs sont connectés .La Russie pourrait souhaiter rendre le régime kazakh un peu plus « pro-russe », il serait alors « un allié et un partenaire plus fiable »[4].

Il semblerait que la crise profite principalement au Président Tokaîev, considéré jusqu’ici comme un « pion » aux mains de son prédécesseur, qu’il s’est permis le 11 janvier de dénoncer pour avoir favorisé « des entreprises très rentables appartenant à une caste de personnes riches… ». Cette crise a-t-elle permis un rééquilibrage du pouvoir et des richesses entre anciens et nouveaux détenteurs des responsabilités ? Le Président Tokaïev a-t-il véritablement la volonté de réformer le pays pour lutter contre les inégalités et de faire un pas vers plus de démocratie (une nouvelle constitution, l’élection d’un parlement indépendant)? Les réformes assureront-elles plus de stabilité dans le pays ?

L’appel à la mission de paix, évite à Moscou de s’impliquer directement dans une situation qui pourrait déraper du fait des sensibilités nationalistes et ethniques. Même si la restauration de l’ordre incombe aux forces de l’ordre locales et aux unités de l’armée kazakhes, la présence de troupes russes pourrait ne pas être appréciées par les Kazakhes, et leur départ a été prévu dans les dix jours, ce qui s’est avéré…

Mais subsistent de nombreuses questions. « Il y a eu d’un côté des manifestations pour des raisons socio-économiques, et, de l’autre, une violence armée et très organisée »[5]. Qu’en est-il d’une éventuelle dimension islamiste de ces troubles ? L’Afghanistan n’est pas très loin, et le retour au pouvoir des Talibans (même relatif) introduit un nouveau facteur de déstabilisation. Tous les pays de la région (Chine, Russie et les 5 Etats d’Asie centrale) sont attentifs aux mouvements islamistes depuis la fin de l’URSS. Rappelons notamment les troubles dans la vallée de Ferghana en Ouzbékistan, dans la région d’Osh au Kirghizstan, la présence de réfugiés Ouighours au Kazakhstan et au Kirghizstan, sans parler des problèmes chinois au Xinjiang…

Conséquences pour l’économie mondiale. La crise kazakhe a entraîné une hausse du prix du pétrole (brent) dont le pays est le 9ème producteur mondial. Le prix de l’uranium (dont il produit 40% de la production mondiale) a aussi augmenté, de 8% le 5 janvier selon UxC. Mais dès le 6 janvier, Kazatomprom[6] se voulait rassurant, affirmant que les troubles étaient survenus dans les villes, loin des sites miniers.

Et la Chine ? Le Président Tokaïev, ancien du MGIMO à Moscou, diplomate ayant été Secrétaire-général adjoint de l’ONU et directeur général de l’Office des Nations-Unies à Genève, connait bien la Chine où il a vécu et dont il parle la langue.

Selon l’Agence Chine nouvelle, le Président Xi Jinping a adressé un message au Président Tokaïev qualifiant de « hautement responsable, la mise en œuvre de mesures fortes… permettant de calmer rapidement la situation ». Ce message tendrait-il à conforter une certaine « répartition des tâches » en Asie centrale :

  • sécurité et stabilité assurées par les Russes,
  • développement économique incombant à la Chine, notamment dans le cadre du projet des Routes de la soie (OBOR),

laissant l’Europe et les Etats-Unis « hors du jeu » ??? Cette intervention russe, non-officielle, est-elle la manifestation d’un droit de regard sur les ex-membres de l’URSS, restant donc dans sa zone d’influence alors qu’en parallèle la situation est très tendue eu Ukraine? Doit-on y voir un message pour la Chine ? Pour les Occidentaux ?Quelles pourraient être les contreparties réclamées par Moscou pour son aide dans cette crise ?La Russie réoccupe ainsi l’espace et montre que le monde ne peut pas faire sans elle…

Hélène Mazeran

Sources :        La Croix ; 12 janvier 2022. Fabrice Deprez

Les Echos, 10 et17 janvier 2022. Dominique Moïsi, Pauline Verge

                        Le Figaro, 7, 8-9, 11, 14, 24 et 25janvier 2022. Alain Barluet, Regis Genté, Cyrille Louis, Fabrice Nodé-Langlois

                        IRIS, 5 et 14 janvier 2022. Jean de Gliniasty        

Le Monde, 9-10 janvier 2022. Emmanuel Grynszpan et Isabelle Mandraud


[1]Ceci pourrait rappeler ce qui est dénoncé, pour une autre époque dans l’ex-URSS, dans le film russe « Chers camarades » de Andreï Konchalovsky (2020).

[2]Tokaîev, ancien diplomate, et ancien Premier Ministre, est au pouvoir depuis le retrait officiel de NoursoultanNazarbaïev en mars 2019. Mais ce dernier est alors resté aux commandes en tant que « Président du Conseil de sécurité nationale » alors qu’il était déjà « Chef de la nation » depuis 2010, conservant ainsi de larges prérogatives, notamment de nomination, et jouissant de l’immunité pénale. Sa famille a également continué à tenir les rênes de l’économie nationale.

[3] Selon une étude menée par KPMG, 55% des richesses nationales serait entre les mains de 162 personnes.

[4] Cf DmitriTrenin, Directeur du centre de réflexion Carnegie Moscou.

[5] Ben Godwin, directeur d’analyse au sein de la société de gestion des risques politiques Prism.

[6] L’uranium utilisé par la société française Orano (ex-Areva, partenaire de Kazatomprom dans la firme KATCO) ne provient que pour 43% du Kazakhstan, le reste venant du Niger et du Canada.