Quelques idées de la position chinoise face à la guerre en Ukraine
Une étude passionnante de François Godement, un des plus éminents spécialistes de la Chine actuelle, et Viviana Zhu analyse, pour l’institut Montaigne, la position de la Chine face au conflit russo-ukrainien et sa possible évolution[1]. Nous ne nous attacherons ici qu’aux traductions d’articles de Chine sachant que, même si elles n’émanent pas directement du PCC, leur publication a au moins recueilli une certaine tolérance.
La Russie et la Chine avaient publié le 4 février une déclaration conjointe sur « l’entrée des relations internationales dans une ère nouvelle ». Opposés à tout nouvel élargissement de l’OTAN, les deux pays appellent celle-ci à « renoncer à ses approches idéologisées datant de la Guerre froide », et proclament le principe de « l’indivisibilité de la sécurité ». Des accords commerciaux ont été signés assurant la livraison de pétrole et de gaz à la Chine aussi bien qu’un flux de devises[2] vers la Russie pour assurer ses arrières pendant le conflit[3]. Aucune entente sur le déclenchement de celui-ci n’a été rendue publique, Xi tenant au succès de « ses » jeux alors que l’état-major russe devait s’inquiéter de la proximité du dégel qui transforme terres et chemins en fondrières de boue.
Toujours avant le conflit, le 20 février, un analyste du CICIR[4] note « qu’afin de sauvegarder la sécurité nationale la Russie n’hésite pas à utiliser tous les moyens à sa disposition et à s’affranchir des conventions ». Un cadre de la mairie de Shanghai lie le différend à celui de Taïwan en conseillant de fortifier le mouvement contre l’autonomie et pour la réunification en faisant usage de la force militaire. La faute est d’ailleurs rejetée sur l’Ukraine, accusée de lancer une offensive contre les russophiles de l’est, alors que le président Biden est accusé de jeter de l’huile sur le feu en annonçant l’invasion russe. L’extension vers l’est de l’OTAN est présentée comme une ligne rouge pour la Russie que l’Occident n’a pas comprise et donc comme la cause des hostilités (les auteurs chinois peuvent d’ailleurs s’appuyer sur de clairvoyantes publications occidentales antérieures). Pour les politologues chinois, OTAN, Occident et Etats-Unis correspondent à la même entité, l’OTAN étant dirigée par les Etats-Unis et l’Europe n’ayant pas de volonté propre.
Dès le déclenchement des hostilités, celles-ci sont présentées à la télévision chinoise de manière neutre, souvent sans préciser la responsabilité des destructions.
Après quelques jours, ce qui devait correspondre à une promenade militaire sous les fleurs d’une libération se révèle un combat difficile contre des combattants jaloux de leur liberté. Le 1er mars, Ji Zhiye, ancien président du CCIR précise la relation de coopération entre la Chine et la Russie comme découlant des quatre non : non-alignement, non-confrontation, non-ciblage de parties tierces et non-imprégnation idéologique[5]. Il met en garde contre la capacité américaine d’isoler non seulement la Russie mais aussi la Chine[6]. Le 2 mars, le compte-rendu chinois de la conversation téléphonique entre Xi et Poutine omet de rappeler la déclaration commune du 4 février. Le 3 mars, Yao Kun, sous-directeur au CICIR prétend que les Etats-Unis veulent chasser la Russie de son siège permanent au Conseil de Sécurité de l’ONU. Le 4 mars, Zheng Zhongping, ancien vice-président du CICIR, note que la situation est fluctuante et qu’il reste à voir comment elle va évoluer en Ukraine. Le 13 mars, Wang Huiyao, président-fondateur de la CCG[7], reconnaît l’erreur de Poutine de n’avoir pas prévu la résistance farouche des Ukrainiens. Selon lui, le but de Beijing devrait être de pouvoir présenter une solution donnant à Poutine de suffisantes garanties de sécurité pour qu’il puisse présenter l’affaire comme un succès à ses électeurs. En d’autres termes, sauver la face de l’adversaire et lui laisser une issue, selon les Classiques.
Pendant que le temps s’écoule sans aucun progrès majeur des Russes contre la défense acharnée des Ukrainiens, Wang Peng, chercheur à l’université du Peuple, rappelle le 16 mars que la sécurité absolue dont voudrait jouir chaque pays n’existe pas en fait : le seul but réaliste est de rechercher une sécurité partagée et relative. Cet argument le fait plaider pour une Europe de l’Est sans troupes et sans armes, l’Ukraine n’étant qu’une zone tampon entre l’OTAN et la Russie. Le lendemain, le professeur Huang Jing de l’université de Shanghai prétend que la Russie, par sa supériorité militaire écrasante devrait pouvoir prendre le contrôle de la situation pour démanteler l’Ukraine, la priver de puissance militaire et lui barrer le passage vers l’OTAN. Cependant, il reconnaît que l’ère de Poutine ne sera pas éternelle et que ses successeurs changeraient peut être de politique. Le 21 mars, Zhu Feng, doyen de l’école de Relations internationales de l’université de Nanjing écrit que la menace présentée par les forces nazies en Ukraine est un fait objectif, comme sa haine de la Russie par ce pays et son désir de rejoindre l’Occident. En prenant la phrase à rebrousse-poil, n’est ce pas un appel à des concessions ukrainiennes qui permettraient l’arrêt des combats ? Il met aussi en garde contre le risque de franchissement du seuil nucléaire après l’annonce de la mise en état d’alerte de ces forces[8]. C’est bien le même souci de ne pas acculer l’adversaire.
C’est aussi le point de vue de Dominique Moïsi qui conseille[9] un compromis honorable pour les deux parties, qui consisterait en la clarification du statu quo existant avant le début de l’invasion russe en 2022. L’indépendance et la souveraineté de l’Ukraine seraient réaffirmées. Elle jouirait d’un statut de neutralité armée sur le modèle de la Suisse, mais dans le cadre d’un processus d’adhésion à l’Union européenne. Certes l’Ukraine, victorieuse moralement, devrait accepter la perte de la Crimée et de l’est du Donbass, mais il s’agit de territoires qu’elle ne contrôlait déjà plus. Et la Russie, « revenue à la raison », reconnaîtrait qu’elle n’a pas gagné l’Ukraine et qu’au sud du pays, ses possessions territoriales se limitent à la seule Crimée. Autrement dit, l’Ukraine continuerait d’avoir accès à la mer Noire et d’être en contrôle d’Odessa et de Marioupol[10]. Et tout cela sans (trop) humilier Poutine. Voire.
La recherche d’une porte de sortie est en effet nécessaire, car si le courage ukrainien a pu contenir l’assaut russe et même reprendre quelques positions, la raison de la stagnation de son avance s’appelle principalement la boue (avec peut-être aussi quelques difficultés de logistique, voire de commandement puisque des généraux sont tombés au front). Après la fin de cette « raspoutitsa » ou « saison des mauvaises routes », l’offensive pourrait reprendre et la taille respective des deux armées n’est pas à l’avantage de la petite Ukraine. En attendant, les destructions continuent, épouvantables pour les civils et ruineuses pour les deux pays, car la Russie devra bien reconstruire la portion d’Ukraine qu’elle aura pu annexer. Peut-on espérer un effet bénéfique des sanctions ? Elles vont appauvrir la Russie – et surtout les Russes. Celle-ci sera donc un peu plus faible dans son partenariat avec la Chine sans qu’on discerne quels avantages Beijing pourrait en tirer, son pillage des ressources du Nord étant déjà une réalité. Peut-être tirera-t-elle un profit supérieur d’un partenaire n’ayant pas d’autre débouché ? Son principal intérêt serait de racheter des entreprises abandonnées par l’Occident, mais cette prise de bénéfice n’aurait rien d’amical[11].
En résumé, la position de la Chine est celle d’un égoïsme assumé : « je vous soutiens à fond tant que ce que vous faites m’est utile ». Ce que craint la Chine, c’est la perte de marchés et l’incertitude sur les prix, choses qu’elle abhorre, le risque du renforcement de l’Occident et le raffermissement du moral des Taïwanais témoins du courage des Ukrainiens. Soutenir efficacement la Russie paraît bien peu rentable, d’où un positionnement ambigu dans l’abstention à l’ONU, mais laisser Poutine totalement seul n’est pas sans inconvénients. On ne verra donc pas d’aide militaire apparente, mais certains transferts de munitions intelligentes – au cas où les troupes russes se mettraient à en consommer un grand nombre – peut-être, mais de façon clandestine.
Les auteurs ont choisi de mettre en frontispice de leur article un tweet d’un journaliste de la télévision d’État chinoise CGTN le 19 mars : « Pouvez-vous m’aider à battre votre ami afin que je puisse régler votre compte plus tard ? ». Poutine a-t-il pu lire cet avertissement ?
Denis LAMBERT
[1] https://www.institutmontaigne.org/en/publications/china-trends-12-ukraine-chinas-rock-solid-pro-russia-narrative Les références des auteurs chinois et souvent l’extrait original y sont cités.
[2] Lesquelles ? La question se pose depuis que, en réponse aux sanctions bancaires et financières, M. Poutine a prétendu se faire payer les exportations de gaz vers l’Europe en roubles. Exigence astucieuse puisqu’elle contrecarre le blocus financier.
[3] Le Monde du 4 février 2022, https://www.lemonde.fr/international/article/2022/02/04/la-russie-et-la-chine-affichent-leur-opposition-commune-a-l-expansion-de-l-otan_6112330_3210.html
[4] China Institute of Contemporary International Relations (ancien China Institute of Contemporary International Relations renommé en 2003) http://www.cicir.ac.cn/NEW/en-us/aboutus.html
[5] Ce dernier point, dans la Chine du PCC, est véritablement confondant !
[6] Le ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi a déclaré à son homologue espagnol que « La Chine n’est pas partie prenante et veut encore moins être affectée par les sanctions.» Le propos a été diffusépar l’agence Chine nouvelle. https://www.francetvinfo.fr/monde/europe/manifestations-en-ukraine/guerre-en-ukraine-la-chine-refuse-d-etre-affectee-par-les-sanctions-contre-la-russie_5014091.html du 15 mars 2022.
[7] Center for China and Globalization, think tank « non gouvernemental » http://en.ccg.org.cn/archives/75200
[8] Il est heureusement probable qu’il s’agisse d’une simple gesticulation, courante dans l’équilibre de la dissuasion.
[9] https://www.institutmontaigne.org/blog/ukraine-la-recherche-dun-compromis-honorable
[10] Dans la pensée de Moïsi. Dans celle de Poutine, c’est moins certain.
[11] Et encore moins l’éventuelle substitution d’influence dans l’Asie centrale, cet « Empire des steppes » désormais lotis en pays indépendants mais sur lesquels la Russie veut garder une sorte de droit de regard, appuyé par ses capacités d’intervention militaire. Que celles-ci viennent à être contestées après un éventuel échec en Ukraine, la Chine pourrait trouver nécessaire d’intervenir autrement que par sa puissance financière. Ses frontières communes mesurent en effet 414 km avec le Tadjikistan, 858 km avec le Kirghizistan et 1533 km avec le Kazakhstan, débouchant sur une partie vulnérable de son territoire : le Xinjiang. L’Organisation de Coopération de Shanghai (initialement : « les Cinq de Shanghai) avait été créé pour tenter de faire de cette région un espace de paix et de coopération sous l’égide des deux grands frères.