L’Alliance du Pacifique, 10 ans après

Source : https://www.ccifrance-international.org/le-kiosque/actus-economie-business/news/lalliance-du-pacifique-une-opportunite-daffaires-1.html

Conférence du 16 juin 2022 à l’Institut du Pacifique

Mon propos initial, tel que je l’avais évoqué auprès d’Hélène Mazeran, était de traiter du Pérou où je venais d’effectuer un séjour de 3 semaines, fin décembre et début janvier 2022, un pays dont la situation et l’histoire déterminent la vocation maritime ou le tropisme Pacifique, avant d’être un pays andin et amazonien, puisque son vaste territoire s’étend du Nord au Sud sur ces trois espaces distincts si ce n’est parallèles.

L’Histoire du Pérou a commencé bien avant l’apparition de l’Empire Inca (qui n’aura duré que deux siècles, voire moins si l’on considère qu’il commence véritablement avec Pachacutec et s’achève avec la mort d’Atahualpa à Cajamarca en  1533 et  la conquête de Cuzco…)

L’importance, si ce n’est la priorité que le Pérou accorde au Pacifique sur les rives duquel plusieurs civilisations (Chimu, Lima, Paracas, Nazca..) se sont développées et des royaumes ont été constitués, au fil des siècles m’est en réalité apparue dés le début de ma carrière…

Pizarre qui, aux côtés de Balboa fut le premier à découvrir ou explorer la côte Pacifique, après avoir un temps exercé ses talents en Colombie, y a poursuivi sa quête de nouveaux territoires en arrivant par la mer et Lima fut choisie comme capitale de ce qui allait devenir la vice-royauté du Pérou en raison notamment de la possibilité d’y créer, au Callao, un port en eaux profondes, de préférence à la ville de Jauja située dans la vallée du Mantaro, le domaine des Huancas alliés des Espagnols contre l’Empire Inca, dotée d’un climat certes très agréable,  mais d’un accès difficile entre les Andes et le Piémont amazonien, loin des routes maritimes.

Cet appel de l’Océan, cette vocation ou ce tropisme Pacifique j’en ai eu la démonstration dès mon arrivée à Lima, en 1973, alors que le Pérou venait  de rompre ses relations diplomatiques avec la France afin de protester contre  nos expérimentations atomiques à Mururoa, une décision annoncée si ce n’est improvisée (au sortir d’une conférence de presse où la question lui avait été posée avec insistance) par le Général Velasco Alvarado, président du gouvernement révolutionnaire des Forces armées péruviennes…

Mais les effets de cette rupture, sans précédent, et qui allait durer 3 ans, seraient immédiatement atténués par la volonté commune des deux pays  de limiter la réduction de leur représentation au rappel des deux ambassadeurs et de transformer leurs représentations en «Consulats généraux à compétences élargies…», ce qui signifiait  que l’ensemble des services seraient maintenus y compris les attachés militaires sans oublier,  côté français, un attaché scientifique, ingénieur du CEA appelé à maintenir les stations chargés de mesurer (en picocuries) le degré de radioactivité  dans l’atmosphère liménienne.

Trois ans plus tard la décision prise par la France de renoncer aux essais dans l’atmosphère et de se livrer à des essais souterrains permettait le rétablissement des relations. Ce rétablissement fut précédé d’une escale du TCD Orage et suivi d’une escale officielle, hautement symbolique, de la Jeanne, sans oublier la venue peu après du Paquebot France…

Si j’évoque ces souvenirs c’est parce que si une situation aussi sensible a pu être gérée aussi intelligemment c’est grâce à la bonne volonté des deux gouvernements, à l’attachement des militaires péruviens à leurs relations avec la France depuis la guerre du Pacifique et au souvenir de l’intervention opportune  de l’amiral du Petit Thouars dont l’escadre qu’il commandait croisait non loin  des côtes péruviennes alors qu’au terme de la guerre du Pacifique contre le Chili, perdue par le Pérou et la Bolivie  (le premier perdra définitivement la province d’Arica, la seconde son accès à la mer) Lima était occupée par l’armée chilienne… L’amiral du Petit Thouars menaça d’envoyer la flotte chilienne par le fond si l’armée d’occupation chilienne ne se comportait pas « convenablement» … La conséquence de cette intervention opportune fut que le Pérou défait (…) s’adressa à la France pour réorganiser ses forces armées en lui demandant  de l’aider à créer une école de formation de ses futurs officiers . Ce sera le rôle d’une mission dirigée par le Général Clément, de créer, à Chorillos, le St Cyr péruvien en quelque sorte.  La plus longue avenue de Lima porte le nom du Petit Thouars…

Je serai poursuivi par cette question de nos expérimentations atomiques 20 ans plus tard quand en 1995, alors que son prédécesseur à la Présidence de la République (François Mitterrand) avait déclaré un moratoire sur nos expérimentations atomiques au Centre d’essai du Pacifique le Président Chirac décide une dernière campagne d’essais avant de passer à la simulation. Cela provoque une vive réaction des pays riverains membres de la Commission du Pacifique parmi lesquels la Colombie où j’exerçais alors les fonctions de chargé d’affaires. Cela nous valut en effet des manifestations assez véhémentes sous les fenêtres de notre Ambassade de la part des étudiants de l’Université nationale accompagnés de leurs enseignants…

Si je rappelle ces évènements ce n’est pas seulement parce qu’ils éclairent la qualité particulière de nos relations avec le Pérou mais c’est aussi en raison de l’excellence de la diplomatie péruvienne démontrée dans des circonstances aussi difficiles et sensibles que la rupture des relations diplomatiques avec un pays ami. Le Torre Tagle abrite l’une des meilleures académies diplomatiques de la région qui a formé des figures telles que l »Ambassadeur Perez de Cuellar, ancien SGNU, son bras droit l’Ambassadeur de Soto ou encore l’Ambassadeur Arias Schreiber, l’un des rédacteurs de la Convention sur le droit de la mer, dite de Montego Bay qui consacrera la théorie péruvienne des 200 milles marins. Ils furent d’ailleurs, tous trois, ambassadeurs en France, Perez de Cuellar après ses deux mandats à l’ONU et avoir brièvement dirigé le Gouvernement péruvien, aux côtés du Président Paniagua, le temps d’organiser de nouvelles élections présidentielles après la fuite d’Alberto Fujimori au Japon et pour les électeurs de confirmer leur choix en faveur du Président Toledo… le plus précieux

Je pourrais aussi citer l’Ambassadeur Garcia Bedoya qui fut notre interlocuteur pendant les 3 années que dura la rupture de nos relations diplomatiques et qui assurément contribua à leur reprise (anecdote de l’échange de notes entre M. Chodron de  Courcelles SG du Quai d’Orsay et son homologue péruvien Garcia Bedoya…).

Or (comme le souligne Kevin Parthenay dans un excellent ouvrage « Crises en Amérique latine- les démocraties déracinées 2009-2019)» (Armand Colin) c’est cette qualité de la diplomatie péruvienne qui éclaire les succès du Pérou sur la scène internationale au cours de la dernière décennie quand le Brésil est sur le déclin  (départ du Président Lula en 2011, chute de la Présidente Dilma Rousseff en 2016,, dans le contexte du scandale Odebrecht…).

En juillet 2011 le Président Ollanta Humala succède au Président Alan Garcia, l’inventeur de l’Alliance du Pacifique, alors que le Pérou apparaît comme la nouvelle «Success Story» en Amérique latine  (cf Kevin Parthenay…) tandis que le Brésil est confronté à l’affaire «Lava Jato», instruite par le juge Moro qui conduira le populaire président Lula en prison tandis que le Congrès brésilien parviendra à démettre la Présidente Dilma Rousseff (2011-2016), à la faveur d’un coup d’Etat institutionnel  (le président du Congrès, l’ambitieux Michel Temer achèvera son mandat…). On connait la suite : l’improbable Jair Bolsonaro est élu à la Présidence du Brésil et investi le 1er janvier 2019.

L’économie péruvienne bénéficie alors du boom des matières premières dont le pays est grand producteur et des achats chinois (accompagnés si nécessaire des investissements utiles…). Il en résulte une augmentation du revenu par tête tandis que la dette publique recule de même que la pauvreté. Avec une hausse de son PIB de 3,9 % le Pérou se situe largement devant ses partenaires de l’Alliance du Pacifique, Mexique, Colombie et Chili. Il peut alors se montrer plus ambitieux sur la scène régionale et internationale.  De fait il mène une diplomatie plus active, au-delà de l’Alliance du Pacifique dont Alan Garcia avait lancé le projet en 2011.

Il lance le groupe de Lima sur le Venezuela, il accueille la Cop 20 sur le climat en 2013 et sera pour nous un partenaire apprécié dans la préparation de la Cop 21.

Le Pérou accueille également le sommet de l’APEC qu’il a rejointe en 1998, l’Assemblée annuelle du FMI en 2015 et le 8ème sommet des Amériques les 13 et 14 avril 2018 (un sommet boycotté par Donald Trump qui, sauf erreur, n’a pas mis les pieds dans la région pendant son mandat, sans doute trop occupé qu’il était par la renégociation du traité de l’Alena (Nafta dans son acronyme anglais) et la construction de son mur à la frontière avec le Mexique… Après le Mexique, le Chili et la Colombie, le Pérou est candidat à l’OCDE.

François Hollande s’y rend en février 2016…

Le Pérou est aussi l’auteur en 2016 d’une proposition à l’AGNU sur les droits de l’homme et l’extrême pauvreté. Mais cet élan vertueux sera stoppé en 2018 par la démission forcée du Président Kuczinsky élu de justesse face à Keiko Fujimori, la fille de l’ancien président qui est alors en prison) et rattrapé par le scandale de l’affaire Odebrecht en raison de compromissions passées lorsqu’il était ministre de l’Economie  dans le Gouvernement Toledo)….

Le bilan de l’Alliance du Pacifique est loin d’être négligeable. Sa construction a été rapide et le pragmatisme de ses fondateurs a incontestablement permis de réaliser les objectifs qu’ils avaient tracés, ce qui contraste avec les difficultés rencontrées par l’Unasur. Ses quatre pays membres sont tous liés par un accord avec l’Union européenne depuis que le Pérou et la Colombie ont rejoint le Mexique et le Chili en 2012.

Il est certain que le contexte que je rappelais plus haut a été favorable. En outre la convergence idéologique entre les dirigeants des quatre pays (Alan Garcia, Sebastian Piñera, Manuel Santos et Felipe Calderon) lors de l’acte fondateur, tous acquis aux principes du libéralisme économique et, de fait, loin des ambitions de l’ALBA fondée à la Havane par Fidel Castro et  Hugo Chavez en présence d’Evo Morales.

Ils seront rejoints par le Nicaragua et quelques petits Etats caribéens, bénéficiaires des largesses du fondateur de la République bolivarienne, jusqu’à ce que le Venezuela s’écroule littéralement au point de provoquer un exode massif de sa population qui pèse en particulier sur la Colombie (1,7 millions de réfugiés) mais aussi sur le Pérou et le Chili au risque de provoquer des phénomènes de rejet…

Cette proximité idéologique des fondateurs Alan Garcia (2006-2011), Sebastian Piñera (2010-2014) Manuel Santos (2010-2018) et Felipe Calderon (2006-2012) et leur distance pour ne pas dire leur commune hostilité envers l’Alba ont sans doute facilité la création de l’Alliance du Pacifique qui a par ailleurs bénéficié d’une sorte d’engouement international si l’on en juge par le nombre de Pays observateurs (la France parmi les premiers dès 2012 à l’occasion du sommet de Cali).

Les candidatures qu’elle a suscitées notamment auprès de l’Equateur, après le départ du Président Correa (2007-2017) plus proche de l’Alba et du sage Costa Rica, ou l’intérêt manifesté par l’Argentine à l’époque du Président Mauricio Macri (2015-2019) en témoignent.

La crise sanitaire provoquée par l’épidémie de Covid 19 qui a cruellement frappé les pays d’Amérique latine économiquement et socialement a sans aucun doute mis un coup d’arrêt.

Certes le projet de ses fondateurs dont l’ambition  était de promouvoir la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes, d’améliorer la compétitivité et de parvenir à une croissance économique accrue dans les pays membres en élaborant des objectifs communs et en partageant des pratiques exemplaires dans plusieurs domaines dont ceux du tourisme, de la propriété intellectuelle, des cadres réglementaires, des enjeux liés au genre, de l’innovation  et du changement climatique, marque aujourd’hui le pas mais le bilan des premières années est plutôt flatteur et les mesures mises en place (désarmement douanier, suppression de visas entre les pays membres, mobilité des étudiants  s’inspirant du modèle Erasmus, rapprochement des bourses nationales avec la création de Mila) s’inspirent du modèle communautaire européen..

De son côté l’Alliance du Pacifique avec un PIB de 2050 millions de dollars et une population de 230 millions d’habitants représentait un marché non négligeable.

Elle a, de fait, rapidement suscité l’intérêt de nombreux pays (59) qui ont demandé le statut d’observateur dont la France, premier Etat européen (en 2012…), et en particulier celui du Canada, premier Etat observateur non latino-américain, admis au même statut en 2012, et premier Etat à signer une déclaration conjointe de partenariat, en 2016.

En 2017 l’Alliance du Pacifique invitait le Canada, la Nouvelle Zélande, l’Australie et Singapour à devenir des Etats associés.

Les objectifs institutionnels ont été réalisés, mais la crise du Covid 19 a évidemment interrompu le cycle de croissance dans lequel les pays de l’Alliance, en particulier le Pérou étaient entrés et les élections qui ont eu lieu dans les quatre pays ont créé autant d’incertitudes..

Au Chili, la fin du second mandat de Sebastian Piñera (2018/2022) a été marquée par une explosion sociale qui a conduit le chef de l’Etat a convoquer une Assemblée constituante appelée à rédiger une nouvelle charte fondamentale, la constitution en vigueur appartenant à l’héritage de Pinochet… Mais à peine élu et investi, le jeune président Boric venu de la gauche étudiante s’est  trouvé confronté aux revendications de la minorité Mapuche…

Au Pérou, la démission forcée du Président PPK (mars 2018) et son remplacement par le sage  Vizcarra s’est soldée par la dissolution du Parlement suivie d’une élection parlementaire anticipée, puis par un coup d’Etat institutionnel du Congrès et, après un bref interrègne du Président Sagasti, imposé par la rue contre le nouveau Congrès aussi séditieux que le précédent, par l’élection du Président Pedro Castillo, au terme d’un scrutin aussi serré que celui   qui avait  porté PPK à la tête de l’Etat et au terme d’un nouvel affrontement avec Keiko Fujimori. Mais cette élection, confirmée au terme d’un interminable décompte  a eu pour conséquence de porter à la tête de l’Etat un candidat dont l’inaptitude  à gouverner est mise en doute onze mois après son investiture le 28 juillet 2021, date du 200ème anniversaire de la déclaration d’indépendance du Pérou…

En Colombie,  les projets de réforme fiscale du président Duque ont provoqué une explosion sociale et le premier tour des élections présidentielles laisse en présence pour le second tour, qui aura lieu le 19 juin, le Sénateur Gustavo Petro (ancien maire de Lima), au nom d’une coalition baptisée «Pacte historique» (il a recueilli 40% des voix au premier tour) et un adversaire venu de nulle part, Rodolfo Hernandez, indépendant.  Ancien maire de la ville de Bucaramanga, sans parti ni véritable programme, cet homme d’affaires qui a fait fortune dans la construction de logements sociaux a recueilli 28% des voix et s’est qualifié à la surprise générale, au détriment du conservateur Federico Gutierrez. Il est soutenu par l’ensemble des partis « traditionnels» qui redoutent l’arrivée au pouvoir de Gustavo Petro, ancien guérillero (membre du M19) certes repenti mais qui risque (à leurs yeux) de réaliser la révolution sociale dont le pays a pourtant besoin…

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Pendant deux ans la pandémie de Coronavirus a bouleversé la vie dans et eu des effets dévastateurs en Amérique latine non seulement pour la santé des populations, notamment dans les secteurs populaires, mais aussi sur les économies nationales et le commerce multilatéral, la coopération et l’aide au développement. Elle a modifié les politiques nationales au détriment d’autres priorités, avec une appréciation des résultats sur la façon dont les dirigeants conduisaient avec succès ou non leur pays dans le contexte de la pandémie. Elle a aussi rendu certains Etats moins bien dotés dépendants de la «diplomatie du vaccin» devenue la dernière forme de concurrence internationale (Cf à ce sujet l’intervention de Kevin Parthenay in L’année politique en Amérique latine, dans le cadre de l’Opalc, sous la direction du Pr Olivier Dabène)…

Post scriptum:
L’élection de Gustavo Petro, au deuxième tour des élections présidentielles colombiennes, le 19 juin, avec une marge certes étroite, est porteuse d’espoir pour les couches les plus déshéritées de la population et pour la jeunesse colombiennes auxquelles il doit son succès. Elle l’est aussi pour les partisans d’une paix durable que le successeur du Président Manuel Santos, Ivan Duque, n’a en rien consolidée.
Il est en effet possible que le Président Petro parvienne à négocier un accord avec le dernier mouvement de guérilla colombien encore actif (l’ELN) et marginalise les dissidents des Farc restants.

Au delà de ces priorités évidentes et bien qu’il ne se soit guère exprimé à ce sujet on peut imaginer que sa relative proximité idéologique avec le Président chilien, Gabriel Boric, et l’attachement déclaré du chef de l’Etat mexicain, Andres Manuel Lopez Obrador (dit Amlo), aux processus d’intégration régionale, créent les conditions d’une reprise plus dynamique ou d’une relance de l’Alliance du Pacifique, l’action et les engagements éventuels du chef de l’Etat péruvien, Pedro Castillo, certes classé à gauche, restant une inconnue…

Jean-Pierre Vandoorne