Histoire versus géographie? Quelles différences sous le nouveau gouvernement australien?
Le samedi 21 mai 2022, les Australiens ont voté un changement de gouvernement, remplaçant la précédente coalition libérale-nationale par un nouveau gouvernement travailliste, dirigé par le Premier Ministre Anthony Albanese. Les premiers signes indiquent que les voisins de la région Asie-Pacifique ainsi que le reste du monde se rendront compte de la différence.
Comme son voisin proche, la Nouvelle Zélande, l’Australie est, à la fois européenne et asiatique: histoire européenne et géographie asiatique. Son histoire, en tant que colonie britannique, lui a légué son système légal, sa langue, sa culture et sa cuisine. Jusqu’à récemment, l’histoire dictait également la plupart de ses relations avec le reste du monde, qui était constitué, pour une grande partie, par d’autres membres du Commonwealth britannique, dont quelques-uns étaient aussi des voisins. En outre, la plupart des revenus étrangers de l’Australie venaient des ressources abondantes en matières premières qu’elle fournissait aux usines textiles et aux chantiers navals britanniques, notamment en laine, en charbon et en minerai de fer, négociant peu avec les pays d’Asie et du Pacifique, même si c’est là où elle se situe.
L’Australie est loin de tout: ses voisins les plus proches, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et la Nouvelle Zélande, se trouvent à quatre heures de vol de Sydney. Jakarta est à sept heures et l’Europe et les États-Unis sont respectivement à 23 et à 13 heures. Séparée de l’Europe géographiquement et de l’Asie linguistiquement et culturellement, il n’est pas étonnant que les Australiens se sentent parfois éloignés et isolés des affaires du reste du monde.
Dans les années qui ont suivi sa fédération (en 1901), l’Australie a renforcé son européanité avec sa politique de l’Australie Blanche, une politique d’immigration ouvertement raciste qui a rendu pratiquement impossible pour un non-européen de s’installer en Australie. Ses voisins d’Asie et du Pacifique sont restés des «étrangers» pour la plupart des Australiens.
Le bouleversement complet de l’ordre mondial qui a suivi la Deuxième guerre mondiale a vu les industries traditionnelles britanniques, telles que textiles et sidérurgiques, décliner face à une concurrence féroce, principalement asiatique. C’est alors que ces concurrents, notamment le Japon, sont devenus des marchés australiens pour les matières premières telles que le charbon et le minerai de fer. Ce changement des marchés a reçu une nouvelle impulsion lorsque la Grande-Bretagne a rejoint la Communauté Economique Européenne en 1973. Peu après, les flux d’immigration ont reflété ce repositionnement asiatique: la politique de l’Australie Blanche a été abandonnée.
Depuis, la géographie et l’histoire ont guidé tour à tour les relations de l’Australie avec le reste du monde. On est peut-être en train de voir aujourd’hui la géographie prendre la première place en raison de ce que les Australiens pensent être deux de leurs plus grandes menaces: la Chine et le changement climatique. Les deux peuvent avoir d’importantes conséquences pour d’autres états asiatiques, et surtout pour les habitants des états insulaires du Pacifique.
Signe que la géographie est désormais dominante, Monsieur Albanese s’est rendu à Tokyo le lendemain de son entrée en fonction pour assister à la réunion prévue appelée « Dialogue Quadrilatéral pour la Sécurité » (QUAD, par son acronyme anglais), avec le Président Joe Biden et le premier ministre indien Narendra Modi.
Le premier ministre australien a passé quatre de ses sept premières semaines à l’étranger, en pourparlers bilatéraux avec Jokowi, président de l’Indonésie, en participant au sommet de l’OTAN à Madrid, puis en d’autres pourparlers bilatéraux avec les présidents français Emmanuel Macron et ukrainien Volodymyr Zelenski. Il est raisonnable de supposer que la Chine n’était jamais très loin à l’ordre du jour.
Il est facile d’oublier que les relations entre l’Australie et la Chine remontent à longtemps. Une minorité substantielle d’Australiens sont de souche chinoise d’ancêtres arrivés en Australie pendant la ruée vers l’or dans les années 1850.
L’Australie a peut-être aussi été le premier pays «occidental» à rechercher une entente avec la Chine, lorsque Gough Whitlam, alors chef de l’opposition, puis premier ministre travailliste, s’est rendu le 3 juillet 1971 à Pékin pour des entretiens avec Zhou Enlai. A cette époque, il ne pouvait pas savoir qu’à ce moment même Henry Kissinger était déjà littéralement en route, arrivant en Chine six jours plus tard pour sa première visite secrète de préparation à la visite présidentielle de Richard Nixon l’année suivante. En effet, les raisons de Kissinger et de Whitlam pour prendre contact avec la République Populaire étaient très similaires. L’historien australien William Griffiths écrit, dans son livre de 2012 The China Breakthrough: Whitlam in the Middle Kingdom, 1971, que Whitlam a soutenu qu’il était déraisonnable d’ignorer les leaders politiques d’un quart de la population mondiale. Kissinger, dans le volume de ses mémoires intitulé A la Maison Blanche, p 823, dit:« … Nous étions également conscients que l’alternative était inacceptable –le maintien de l’exclusion d’un quart des personnes les plus talentueuses au monde… ».
Cela s’explique en partie par le fait que l’économie australienne dépend fortement de la Chine, qui absorbe 33,5% de ses exportations, loin devant les 8,6% qu’elle envoie au Japon, son deuxième plus grand marché d’exportation. Jusqu’à récemment, les consommateurs chinois soutenaient l’industrie touristique australienne de même que son système éducatif, en finançant les études de leurs enfants dans les universités australiennes. De riches Chinois ont investi dans les biens immobiliers afin d’obtenir des droits de résidence en Australie, contribuant ainsi à un boom immobilier record. Mais ce sont surtout les immenses quantités de charbon et de minerai de fer qui constituent l’essentiel de ces 33,5%.
Il y avait, depuis longtemps, de la grogne autour des activités chinoises dans ce que considèrent les Australiens comme leurs secteurs de pêche, et il y avait aussi des inquiétudes quant aux violations des droits de l’homme au Tibet et au Xinjiang, et à la répression par les forces de sécurité à Hong Kong. Mais les relations entre l’Australie et la Chine ont radicalement changé avec la pandémie. La Chine s’est sentie offensée par la demande australienne d’une enquête internationale sur les origines du virus Covid-19. De même, les violations des droits territoriaux dans la Mer de Chine Méridionale et les inquiétudes croissantes quant au fait que les Instituts Confucius établis dans de nombreuses universités servaient en quelque sorte de cinquième colonne pour l’espionnage chinois, y compris de citoyens australiens, ont également contribué à la défiance actuelle face à ce qui est considéré comme de l’intimidation chinoise.
Les nouvelles des sécheresses sans précédents assorties d’images déchirantes de kangourous effrayés, certains avec des bébés dans leur poche, cherchant désespérément à échapper aux feux qui dévastaient une grande partie des magnifiques forêts adorées d’Australie, qui décimaient des populations entières d’animaux tellement mignons et aimés des Australiens, et qui détruisaient des dizaines de milliers des maisons, entrainant la mort de concitoyens, étaient accompagnées de l’information selon laquelle le Premier ministre Scott Morrison n’allait pas écourter ses vacances à Honolulu, comme l’aurait fait tout autre premier ministre. Plus cyniquement encore, Monsieur Morrison s’est vanté d’un morceau de charbon posé sur son bureau, emblème de son soutien à cette industrie, au mépris de l’opprobre international. Le changement climatique s’est ainsi joint à la menace chinoise comme l’un des problèmes dominants actuels.
Des signes précocesmontrent que le nouveau gouvernement a reçu ce message.
N’étant plus climato-sceptique, le gouvernement actuel a annoncé à la mi-juin 2022 son objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre de 43% par rapport aux niveaux de 2005 d’ici 2030, avec des émissions nettes nulles d’ici 2050, conformément à ses engagements dans l’Accord de Paris de la COP21 de 2015, qu’il s’engage à inscrire dans la loi. Avec beaucoup de soleil et de vent, l’Australie veut, et a ce qu’il faut pour être considérée comme une «superpuissance de l’énergie propre». À cette fin, le nouveau gouvernement promet de nombreux nouveaux investissements dans le réseau électrique, le stockage des accumulateurs, les véhicules électriques et le développement d’énergies renouvelables, entre autres. Il a chargé certains de ses ministres les plus talentueux de superviser cette transition.
Le changement climatique, plus que tout, a rapproché l’Australie de ses voisins du Pacifique, qui le considèrent presque tous comme leur principale préoccupation, notamment parce que les conditions météorologiques changeantes et le niveau de la mer déjà en hausse menacent leur existence même. En revanche, une certaine ambivalence vis-à-vis de la Chine est évidente dans certains états du Pacifique: d’une part, la Chine promet des investissements en infrastructures indispensables, mais d’autre part, on se méfie des opérations de pêche chinoise illégales dans leurs eaux, qui leur coûtent environ 150 millions de dollars US par an de perte de revenus. L’Australie peut leur être d’une grande aide, mais a besoin de leur coopération pour contrer les avancées chinoises, dont les investissements dans des infrastructures sont soupçonnés par l’Australie d’être à l’avant-garde de l’établissement d’une présence militaire chinoise qui compliquerait les communications maritimes et aériennes entre l’Australie et les États-Unis, entre autres.
Étant petits et éloignés, il a été facile de négliger les besoins des états insulaires du Pacifique, de sorte qu’ils ont souffert de sous-investissement et de manque d’opportunités pour leurs jeunes. En tant que protectorats de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande, des États-Unis, ou d’anciennes colonies britanniques, les relations ont été inégales, voire paternalistes: l’Australie considérant ses obligations comme avant tout morales. Cela a changé: la relation est maintenant bilatérale où chaque partie défend sans passion ses propres intérêts personnels dans tous les domaines.
Au cours de ses cinq premières semaines de mandat, Penny Wong, la nouvelle et très respectée ministre des affaires étrangères australienne, a effectué des visites officielles aux iles Fidji, Samoa, Tonga, Salomon et en Nouvelle-Zélande, au Vietnam et en Malaisie, toutes sauf une concernant des pourparlers bilatéraux. La tâche de Mme Wong est de faire de l’Australie, avec la Nouvelle-Zélande, le«partenaire fiable de choix» pour ces états vulnérables, afin de présenter une alternative réaliste aux avancées chinoises souvent piégeuses, notamment dans les îles Salomon.
L’aide matérielle annoncée par le nouveau gouvernement comprend une aide pour établir et maintenir la sécurité officielle dans la région, par exemple par le biais du Programme de Sécurité Maritime du Pacifique et d’une nouvelle Ecole de Défense pacifico-australienne. En lien avec cela, et pour les aider à garder la tête hors de l’eau, des initiatives sont créées visant à développer la sécurité et l’indépendance énergétiques par le biais d’un Partenariat de Financement de l’Infrastructure Climatique. L’Australie investira également dans leurs économies, par exemple en aidant à développer les marchés d’exportation des insulaires, en mettant à jour les lois dont celles sur le e-commerce, et surtout en améliorant la mobilité des travailleurs en accordant aux insulaires du Pacifique le droit de vivre et de travailler en Australie. L’Australie a depuis longtemps exporté sa culture dans la région, non seulement par le biais des milliers de touristes australiens chaque année; mais aussi désormais par davantage d’émissions de télévision et de radio. Des visites parlementaires auront aussi lieu dans le but de maintenir l’élan de ces initiatives.
Rien de tout cela ne veut dire que l’Australie se détourne de l’Europe. M. Albanese s’est, après tout, précipité à Kyiv et à Paris lors de ses premières semaines, en partie pour restaurer les relations avec la France après le contretemps de l’affaire des sous-marins, mais aussi sans doute pour tenter de faire avancer l’accord de libre-échange Australie-Union Européenne. AUKUS, le partenariat de défense avec le Royaume-Uni et les États-Unis, est bel et bien vivant, sous-marins et tout le reste. Le grand changement dans ses relations extérieures est que, plutôt que de s’engager en Asie-Pacifique en tant que partenaire des États-Unis ou d’une puissance européenne, l’Australie agit maintenant de sa propre volonté, comme le faisait en 1971GoughWhitlam. L’histoire s’estompe avec le temps. La géographie, elle, est éternelle.
Frances Cowell