Nouvelle étape de l’expansion chinoise dans le Pacifique ???
Dans l’article « Pénétration insidieuse de la Chine dans le Pacifique : l’exemple des îles Salomon »[1], relatant la signature d’un accord de sécurité entre la Chine et les Iles Salomon, étaient mentionnés les propos de Karen Andrews, alors ministre australienne de l’Intérieur, considérant comme « très probables » l’envoi de troupes chinoises sur l’île et la construction d’une base navale chinoise[2].
Le Pacifique sud est un théâtre de tensions entre la Chine et les Etats-Unis depuis une quinzaine d’années, notamment depuis la Présidence Obama[3]. Les ambitions chinoises ont été de plus en plus affichées clairement, et depuis l’affirmation d’une « amitié solide comme un roc entre la Chine et la Russie » à Pékin le 4 février dernier, la Chine ne cache plus son désir de transformer l’ordre international pour élargir son influence dans le monde ; le Pacifique n’y échappe pas bien sûr. Si quatre des Etats insulaires (Marshall, Nauru, Palau, Tuvalu)[4] reconnaissent toujours Taïwan, les flottes « de pêche » chinoises sillonnent largement tout l’espace maritime et pourraient couper les lignes d’approvisionnement, la distinction civil/militaire étant pour le moins floue, comme le mentionne la loi chinoise de 2017 sur le renseignement.
La tournée de visites du Ministre chinois des Affaires étrangères Wang Yi dans huit Etats insulaires du Pacifique[5] entre le 26 mai et le 4 juin 2022, qui a débuté aux îles Salomon, serait-elle un deuxième pas d’une stratégie bien construite ? Après avoir « sécurisé » à son profit ses approches en Mer de Chine, un contrôle plus lointain des accès du Pacifique pourrait éviter des « soutiens extérieurs » dans le cas d’un conflit avec Taïwan (Etats-Unis, Australie, Nouvelle-Zélande)[6]…La première chaîne d’îles qui étaient toutes sous l’influence américaine, a été peu à peu « conquise » au détriment des voisins philippins, vietnamiens, malais… dans le cadre de la « théorie de neuf traits », ne respectant pas la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer dont la Chine est pourtant signataire. Il reste maintenant à envisager un « deuxième cercle » visant éventuellement à rendre plus difficile, voire à couper, la liaison avec les Etats-Unis et l’Australie. Les contraintes pesant sur la circulation maritime dans le détroit de Malacca pour la Chine seraient ainsi contournées par un contrôle facilité des détroits de Lombok et de la Sonde.
L’objectif des visites de M. Wang Yi, « renforcer les relations de libre-échange et la coopération en matière de sécurité », est présenté par la Chine, premier partenaire commercial dans la région, dans un projet d’accord sur « une vision commune du développement » et dans un plan d’action portant sur cinq ans. Cela peut être interprété comme une réponse chinoise au Quad et à l’Aukus, la Chine aspirant au statut de « gendarme régional ». Si la « vision » générale de ce voyage aux « motifs de paix, de prospérité et de coopération » est publiée en anglais, les accords secrets visent en fait à instaurer une dépendance progressive dans les domaines-clés de l’économie, des télécommunications et de la sécurité.
La Chine offrirait « des millions de dollars » d’assistance avec possibilité d’accès au marché chinois. Elle se chargerait aussi de former les diplomates et forces de police, s’impliquerait dans la cybersécurité locale ( !), pourrait réaliser des opérations de protection des fonds marins et de cartographie marine[7] et obtiendrait un accès privilégié aux terres agricoles et aux ressources naturelles locales[8] de ces Etats insulaires. Malgré quelques fuites, ces accords bilatéraux sont restés secrets. Les différentes discussions bilatérales devaient être conclues le 30 mai 2022 lors de la réunion des ministres des Affaires étrangères avec M. Wang Yi au Forum des îles du Pacifique à Fidji (or, certains Etats membres du Forum n’ont pas de relations diplomatiques avec Pékin).
L’accord signé avec les îles Salomon en avril dernier serait-il une sorte de modèle, notamment en matière de sécurité, que la Chine voudrait dupliquer dans une région de 9 millions d’habitants disséminés dans près de 300 îles du Pacifique sud, disposant de vastes ZEE et considérée comme stratégique par Pékin ? Bien que pas clairement dévoilé, il semblerait que le projet multilatéral proposé par Pékin n’ait pas obtenu le succès escompté, certains Etats ayant indiqué qu’ils avaient besoin de temps pour étudier le projet d’accord… Aucun communiqué commun n’a été publié à l’issue du sommet de Fidji et les négociations vont se poursuivre afin de « dégager un consensus sur la coopération à venir ». Parmi les quinze points soumis par Wang Yi à ses partenaires, les premiers rappelaient le principe « d’une seule Chine » et de la non-prolifération. C’est donc bien la question de Taïwan qui sous-tend le projet en visant à allier le maximum d’Etats au régime de Pékin.
La résistance à « l’influence » chinoise (aux pressions ?) se présente sous deux angles : un refus poli de certains Etats insulaires et une offensive de charme de la part des grandes puissances présentes dans la région.
- Les Etats insulaires
Certains Etats insulaires s’inquiètent de la politique menée par Pékin et tentent d’alerter sur « l’attrait » des propositions commerciales et sécuritaires chinoises. David Panuelo, Président des Etats fédérés de Micronésie, qui était intervenu le 10 mars dernier à Paris[9], a mis en garde,dans une lettre de huit pages, ses collègues contre des « propositions attrayantes susceptibles de donner à la Chine des moyens d’acquérir accès et contrôle sur (la) région » (contrôle des infrastructures, espionnage des câbles sous-marins…). M. Panuelo qui n’a pas hésité à accuser la Chine « de fracturer la paix, la sécurité et la stabilité régionales », de provoquer « une nouvelle ère de guerre froide », est désormais la cible d’attaques violentes.
La formation des policiers par Pékin dont les méthodes musclées sont dénoncées[10], a notamment soulevé de fortes réticences de la part d’Etats qui n’ont pas d’armée.
En outre, en nouant ces relations privilégiées, la Chine a provoqué des clivages/tensions dans les instances politiques locales (Cf aux îles Salomon, l’opposition de Malaita au Premier Ministre, note 1), des troubles intérieurs, des divisions internes dont elle cherche ensuite à tirer profit. En outre, les grands travaux d’infrastructures s’accompagnent de l’Implantation de populations chinoises pour les mettre en œuvre et pour ouvrir de nombreux commerces, modifiant sensiblement les structures sociales locales.
Cependant, après avoir signé le 18 mars un accord avec les îles Salomon, la Chine a conclu quelques autres accords bilatéraux :
- le 29 mai avec Samoa en matière de coopération économique et sécuritaire : il prévoit une assistance pour la progression des infrastructures et un « nouveau cadre pour des projets à long terme à déterminer »,
- le 31 mai avec les îles Tonga pour la construction des stades, des projets d’énergie éolienne et des accords sur la prévention des catastrophes, (agriculture, pêche et santé),
- le 1er juin, avec le Vanuatu[11] pour un renforcement des liens économiques et l’envoi d’équipes médicales.
- Les grandes puissances de la région
Les Etats-Unis, très présents dans la région depuis la Deuxième Guerre Mondiale, alliés des Etats démocratiques, cherchent à renforcer leurs alliances, notamment en revitalisant le Quad[12]. Les visites officielles se multiplient dans la région Asie-Pacifique : M. Anthony Blinken en février, M. Kurt Campbel, en charge de l’Indopacifique dans l’administration Biden en avril, puis le Président américain en visite en Corée et au Japon du 21 au 24 mai. Le Japon a décidé d’augmenter ses dépenses militaires à hauteur de 2% de son PIB et va contribuer avec les Etats-Unis à « surveiller les activités de la marine chinoise, ainsi que les mouvements liés aux exercices conjoints de la Chine et de la Russie ». Les Etats-Unis ont aussi lancé l’idée d’un front économique asiatique pour compléter le Quad en créant un partenariat commercial pour contrer les ambitions chinoises : le Cadre économique indopacifique (Ipef) réunissant 13 pays représentant 40% du PIB mondial : Australie, Brunei, Corée du sud, Etats-Unis, Inde, Indonésie, Japon, Malaisie, Nouvelle-Zélande, Philippines, Singapour, Thaïlande, Vietnam. L’objectif est de faciliter l’intégration de ces pays dans le domaine de l’économie numérique, des chaînes d’approvisionnement, des énergies vertes et de la lutte contre la corruption.
Insistant sur le maintien d’une zone indopacifique libre et ouverte, les membres du Quad se sont limités aux grands principes afin d’éviter de heurter l’Inde qui se refuse à condamner la Russie dans le conflit ukrainien.
Les Etats-Unis ne sont pas perçus comme une puissance coloniale, et les Etats de la région souhaiteraient qu’ils s’engagent davantage dans des projets de développement. Le Japon et l’Inde seraient aussi appréciés car les infrastructures qu’ils proposent n’entraînent pas une dépendance comme les projets chinois.
L’Australie, avec son nouveau Premier Ministre Anthony Albanese, a annoncé « une intensification » de son engagement dans le Pacifique en matière de défense et de sécurité maritime. Dès le lendemain de sa nomination, le 26 mai, Penny Wong, nouvelle ministre des Affaires étrangères, a effectué sa première visite officielle aux îles Fidji, puis à Kiribati afin de montrer l’implication de son pays pour ces Etats insulaires et son désir de renforcer sa politique de développement, notamment dans le domaine du changement climatique. Mme Wong, d’origine sino-malaysienne et polyglotte, est un acteur majeur de la politique de charme que l’Australie entend mener dans la région Asie-Pacifique face à l’influence croissante de la Chine[13].
La Nouvelle-Zélande, avec Mme Jacinda, son premier ministre, s’est prononcée en faveur d’une politique de sécurité conduite par les autorités nationales des Etats, sans l’aide de la Chine qui propose « des accords obscurs, vagues et peu transparents ».
Cependant l’Australie et la Nouvelle-Zélande ont été impliquées dans l’esclavage dans les îles du Pacifique, et suscitent davantage de méfiance que les Etats-Unis.
La réaction chinoise
Vis-à-vis de l’Australie, la Chine tente de nouer des relations « apaisées »[14] avec le gouvernement nouvellement élu, « prête à travailler pour se pencher sur le passé et regarder vers l’avenir … pour promouvoir la croissance saine et constante de leur partenariat global » (LI Keqiang, Premier ministre chinois).
D’une manière générale, la Chine veut apparaître comme un partenaire commercial fiable : « La Chine veut faire des affaires, pas la guerre », a affirmé M. Wang Yi, Ministre chinois des Affaires étrangères. Il s’insurge contre les « calomnies et les attaques » dirigées contre ces accords. M. Wang Yi a réaffirmé que Pékin ne construirait pas de base militaire aux îles Salomon, mais que n’est pas exclue la construction d’un port civil où pourraient faire escale des bâtiments de l’APL. On peut se remémorer le précédent de Djibouti[15]. De toute façon, la Chine estime que le temps joue en sa faveur face à un Occident déclinant. Son influence économique va se développer avec sa zone de libre-échange RCEP (en vigueur depuis 2022) et « la Chine est un voisin qui ne déménagera pas, … réalité (à prendre en compte) par les pays d’Asie du sud-est »[16], laissant entendre que l’initiative économique lancée par les Etats-Unis, elle, n’a qu’un aspect conjoncturel…
Le contexte de la guerre en Ukraine risque-t-il d’encourager encore l’expansionnisme chinois en Mer de Chine et dans le Pacifique sud, expansionnisme désormais affiché et revendiqué ? Dominique Moïsi écrivait le 30 mai dans les Echos : « Et si Moscou et Pékin s’encourageaient l’un l’autre dans leur révisionnisme et leur expansionnisme respectifs ? ».
L’ambition chinoise vise à se doter d’une force militaire mondiale, d’accroître sa projection de puissance à partir d’opérations de lutte contre la piraterie et de maintien de la paix. Les livres blancs de la défense chinoise dès les années 90 prévoyaient l’amélioration des installations logistiques à l’étranger pour y accomplir « des tâches militaires diversifiées ». Le modèle de « base à double usage » permet à la Chine de « rentabiliser » ses investissements à des fins commerciales, mais aussi militaires.
Les Etats-Unis – et l’Australie – ont bien perçu que le but de la Chine est de les « bouter » hors du Pacifique, et tentent de renouer de meilleures relations avec les Etats insulaires de la région, en prenant en considération notamment le changement climatique, enjeu principal pour ces Etats[17]. Ces micro-Etats sauront-ils ? pourront-ils ? défendre leurs intérêts et tirer profit de ce nouveau contexte géopolitique ? Pourront-ils résister à cet affrontement Chine-Etats-Unis qui peut éventuellement s’envenimer ?
Hélène Mazeran
Sources : CleoPaskal : « Le but de la Chine est de bouter les Etats-Unis hors du Pacifique », in Le Monde, 5-6/06/2022
Blake Johnson & Justin Bassi : « China’s Pacific plan jeopardizes regional privacy and sovereignty”. Australian Strategic Policy Institute (ASPI), International Cyber Policy Center, 26 May 2022
Nick Perry: « China wants 10 Pacific Nations to sign a major cooperation agreement” in The Diplomat, Associated press, New Zealand, 26 May 2022
Le Figaro : Regis Arnaud, Armelle Bohineust, Sebastien Falletti, 25, 27/05/2022 et 07/06/2022
Le Monde : Philippe Mesmer et Philippe Pons, 25/05/2022
AFP : Andrew Beaty, 25, 26, 29/05/2022 et 02/06/2022
[1] Cf Hélène Mazeran, Institut du Pacifique, 30 avril 2022.
[2] Cf Caroline Moureaux. AFP. 27 avril 2022.
[3] Cf François Godement in Le Figaro, 25 mai 2022.
[4] Ces 4 Etats n’ont pas été visités par M. Wang Yi en mai-juin 2022.
[5] Fidji, Kiribati, Papouasie-Nouvelle Guinée, Salomon, Samoa, Timor oriental, Tonga, Vanuatu.
[6] On notera le rôle-clé des îles de Pacifique sud, mis en évidence par le Japon et les Etats-Unis durant le Deuxième Guerre Mondiale. Dans le cas d’un contrôle par la Chine, on s’interrogera sur l’efficacité du Quad ? sur la possibilité française de déployer ses forces en Nouvelle Calédonie ? ….
[7]La Chine est d’ores et déjà le plus gros destructeur de corail et de fonds marins pour se procurer les éléments de construction de ses bases navales et aériennes illicites en Mer de Chine méridionale (cf. les conclusions de la cour permanente d’Arbitrage de la Haye https://www.nytimes.com/2016/07/13/world/asia/south-china-sea-hague-ruling-philippines.html du 12 juillet 2016).
[8] Cf note 1.
[9] Cf note 1.
[10]En particulier au Tibet, au Xinjiang et à Hong-Kong.
[11] https://www.diplomatie.gouv.fr/fr/dossiers-pays/vanuatu/
[12] Cf l’article de Denis Lambert, Institut du Pacifique, 26 mai 2022.
[13] Cf Dorian Malovic in La Croix, 9 juin 2022
[14] Les relations entre Pékin et Canberra se sont dégradées depuis la demande australienne d’une enquête sur les origines du Covid en 2020.
[15] Cf Paul Nantulya : Considérations relatives à une éventuelle nouvelle base chinoise en Afrique. 12 mai 2022. Research Associate. Africa Center for Strategic Studies. National Defence University Washington.
[16]Dai Fan, Université de Jinan.
[17] Cf Nic Maclellan : La France dans le Pacifique. La Découverte. 1992.